jeudi 14 janvier 2016

L’ultrasocialité : la clé de l’histoire humaine ?


Article original de Ugo Bardi , publié le 6 Janvier 2016 sur le site Cassandra Legacy
Traduit par Guillaume pour le Saker Francophone



Le livre de Peter Turchin mérite d’être dévoré en quelques heures, et c’est ce que j’ai fait. Mais, j’en suis sorti avec une sensation de déception (*). Peut-être était-ce inévitable : tous les livres qui tentent de tout expliquer sont destinés à tourner court d’une manière ou d’une autre. Néanmoins, c’est une lecture qui en vaut la peine.



Le concept d’ultrasocialité devient de plus en plus populaire en tant qu’outil de compréhension des caractéristiques et de l’évolution de la société humaine. C’est un concept tiré de la biologie évolutive qui décrit comment certaines espèces atteignent un succès dans leur évolution grâce à la collaboration entre leurs individus. On retrouve cette idée poussée à l’extrême avec les insectes sociaux : les fourmis et les abeilles, dont le comportement est habituellement appelé eusocialité (la bonne socialité). Les humains n’atteignent pas un tel degré d’hyper-socialisation comme le font certaines sociétés d’insectes, mais ils sont plus spécialisés socialement que la plupart des mammifères, d’où le terme d’ultrasocialité.

L’idée que la collaboration est un élément clé de l’évolution devient de plus en plus reconnue en biologie. Au lieu de quoi, certains concepts plus restrictifs, qui décrivent l’évolution comme le strict résultat de la seule compétition entre individus, sont sur leur déclin. Dans le passé, ces concepts ont mené à l’idée que la vie se résumait à une bataille de tous contre tous, et cette idée s’est diffusée de la biologie vers l’économie et la politique. Les conséquences en ont été une série de désastres marquants ; par exemple le développement d’un style de management qui encourage les individus à s’engager dans une lutte sans merci avec leurs collègues. L’exemple de la gestion d’Enron par Jeff Skilling, actuellement en prison pour plusieurs crimes et délits (comme le décrit le livre de Turchin), illustre bien à quel point ce mode de pensée peut être nocif.

Examiner la société en terme d’ultrasocialité comme le fait Turchin se révèle être en définitive très enrichissant. En effet, l’évolution des sociétés humaines peut être vue comme le résultat d’une compétition à l’issue de laquelle la victoire revient aux sociétés dont les membres collaborent le mieux. De ce fait, la coopération entre les hommes est une bonne chose et Turchin pointe le fait que, au cours de l’Histoire, les sociétés ont eu un niveau de collaboration toujours plus élevé entre leurs membres, en même temps qu’elles croissaient en taille et en complexité. Un des résultats a été une nette réduction du niveau de violences internes. Il devient clair alors que l’image du bon sauvage, encore courante dans de nombreux cercles, est totalement erronée. La vie dans les anciennes sociétés était bien plus dangereuse qu’elle ne l’est actuellement dans notre monde, malgré notre conviction que tous les problèmes peuvent se résoudre en écrasant quelqu’un sous un tapis de bombes.

La collaboration permet de créer et de gérer de plus en plus de structures sociales complexes. Cependant, cela a un prix, comme Tainter l’a écrit dans son ouvrage L’effondrement des sociétés complexes. Si ce coût vaut le coup d’être payé, il doit y avoir des bénéfices à un tel marché. Turchin développe dans son livre la thèse selon laquelle c’est la compétition militaire qui favorise la croissance en taille et en complexité d’une société. Turchin remarque qu’une grande armée battra généralement une armée inférieure en nombre et que les plus grandes sociétés forment les plus grandes armées. Par conséquent, ces sociétés tendront à avaler les petites sociétés voisines, une par une. Les villages écrasent les groupes désorganisés. Les villes écrasent les villages. Les États écrasent les villes. Les grands États écrasent les petits États. Les empires écrasent les grands États, et ainsi de suite. (Les cas tels que la bataille d’Azincourt ou le discours du jour de Saint Crépin sont à considérer comme les exceptions qui confirment la règle.)

Il ne fait aucun doute que Turchin se concentre sur l’importance des facteurs militaires qui sont fondamentaux et sont souvent négligés de nos jours. Nous vivons dans des sociétés démilitarisées et il nous est difficile de comprendre comment la guerre et les structures militaires pouvaient façonner la vie de nos ancêtres il y a seulement un siècle. Pourtant, elles étaient très importantes et dans la majeure partie de l’Histoire humaine, on n’a jamais noté un tel phénomène appelé pacifisme. Si elles ont existé, les sociétés pacifistes ont été éliminées par des sociétés moins pacifiques.

Néanmoins, peu importe le fait que les guerres soient importantes dans l’évolution des sociétés humaines. En mettant la guerre au centre du modèle, comme le fait Turchin, on passe à coté de quelque chose de bien plus fondamental. Certes, la guerre est un facteur prépondérant, mais tout comme la complexité, la guerre a un coût. Et si le coût de la guerre doit être payé, on doit en retirer quelque chose. Quelle sorte de bénéfices peut-on tirer d’une guerre ? Ici, il me paraît essentiel d’insister sur le fait que la plupart des guerres, si ce n’est toutes, se font pour le contrôle des ressources naturelles. Et lorsque l’on commence à raisonner en termes de ressources, on s’aperçoit que la guerre est importante, mais ne représente qu’une facette du système entier.

Le point-clé de cette idée, me semble-t-il, est que les sociétés deviennent ultrasociales, non pas parce qu’elles peuvent s’agrandir et lever de plus grandes armées, mais parce qu’elles ont besoin d’une certaine taille et d’une certaine complexité dans le but d’optimiser l’exploitation des ressources qu’elles utilisent.

Je m’explique.

Imaginez un groupe de cueilleurs dans une société de chasseurs-cueilleurs. La taille optimale d’un tel groupe est sans doute comprise entre 50 et 100 individus ; ce fait a été confirmé au cours des centaines de milliers d’années passés : jamais un empire basé sur la chasse et la cueillette n’a existé ! Évidemment, des groupes peuvent se faire la guerre entre eux et, dans ce cas, leur grande taille pourra constituer un avantage, mais comme Tainter nous l’a appris, la complexité entraîne des rendements décroissants. Au dessus d’une certaine taille, l’avantage militaire du nombre ne compense plus l’inefficacité grandissante de l’activité de cueillette. Un groupe de cueilleurs trop nombreux va simplement se séparer en deux.

Pensez maintenant à une société basée sur l’agriculture. Dans ce cas, la taille optimale requise pour exploiter des terres agricoles est bien plus grande que celle d’un groupe de cueilleurs. Une société basée sur l’agriculture requiert des personnes spécialisées dans certaines tâches : des prêtres, des rois, des armées, des artisans etc. Toutes ces personnes doivent être logées, nourries et organisées. Ceci mène alors à l’apparition de structures que nous appelons les villes.

La taille optimale d’une ville basée sur l’agriculture peut varier de villages de quelques centaines d’habitants à des villes de 10 000 ou 20 000 habitants. Ces villes peuvent être amenées à combattre pour défendre leurs terres et, évidemment, les plus grandes villes peuvent avoir le dessus face à de plus petites. Une fois encore, la taille qu’une ville basée sur l’agriculture peut atteindre est limitée par les coûts croissants liés aux déplacements pour parcourir les terres agricoles entourant la ville. Les villes agricoles peuvent former des fédérations pour pouvoir mettre sur pied de plus grandes armées, mais l’unité sociale fondamentale d’une société purement agricole se limite à une cité-État, comme c’était le cas par exemple dans la Grèce antique.

La collaboration de plusieurs villes au sein d’un État requiert d’autres ressources supplémentaires que celles fournies par une société purement agricole. En particulier, les États et les Empires sont généralement le résultat de l’exploitation de ressources minérales. Ces ressources sont très localisées et, de ce fait, leur exploitation requiert une organisation politique et militaire spécifique, ce qui implique des coûts qui peuvent être bien trop élevés pour être payés par une seule ville. De plus, les ressources minérales génèrent du commerce et un réseau d’échanges qui favorise la création d’un réseau politique et militaire correspondant. Ainsi, la plupart des empires connus ont été des empires minéraux et commerciaux. Le meilleur exemple est sans doute celui de l’Empire romain, qui s’est construit grâce à l’exploitation de ses mines d’or et dont la structure se basait sur l’utilisation de l’or pour payer notamment ses grandes armées (presque toujours victorieuses). L’empire moderne que l’on nomme la globalisation a été créé dans le but de gérer les structures financières et militaires complexes qui contrôlent l’exploitation des énergies fossiles. Mais il y a plus que seulement des énergies fossiles à gérer et à contrôler : la complexité de notre monde moderne est en grande partie le résultat de la complexité du système minier mondial, qui nourrit l’économie mondiale avec tous les éléments du tableau périodique, emballés et envoyés à destination, ce que les Anciens ne pouvaient même pas rêver d’atteindre.

Ce qui est le plus intéressant dans cette thèse est qu’elle peut être un outil de compréhension de l’évolution future de notre société. Nous sommes clairement la société ultrasociale la plus complexe qui ait jamais existé dans l’Histoire de l’humanité. On peut penser que la tendance à gagner encore en ultrasocialité et en complexité va perdurer, mais si la complexité est le résultat de la disponibilité de ressources naturelles, alors elle suivra le cycle de l’exploitation des ressources. C’est un grand cycle qui a débuté il y a des millénaires, qui est aujourd’hui à son apogée et qui va probablement s’affaiblir progressivement dans un futur proche.

Avec l’épuisement des minerais bon marché, le flux des ressources minérales de l’économie mondiale est voué à diminuer. Ceci rendra de plus en plus difficile de maintenir les structures complexes mises en place dans notre société. A long terme, sur une planète où les ressources minérales auront largement disparu, il n’y aura bientôt plus besoin de grandes organisations pour les exploiter. Il semble que nous connaissions le début de ce phénomène aujourd’hui, avec l’empire globalisé qui a de plus en plus de mal à gérer le contrôle des ressources minérales qui l’a créé.

On pourrait spéculer sur ce que va donner ce processus à long terme. On pourrait simplement revenir à des sociétés purement agricoles de la taille de groupes sociaux du niveau des cités-États. C’est ce qui est arrivé lorsque l’Empire romain s’est transformé en l’Europe médiévale.

Mais cela ne sera peut-être pas notre cas. Imaginez une société basée sur l’énergie solaire produite par des panneaux photovoltaïques fabriqués avec les ressources abondantes que sont l’aluminium et le silicium. Il n’y aurait nul besoin d’exploiter des métaux lourds pour avoir de l’énergie en abondance. Cette société disposerait de l’électricité ainsi que de la technologie de transmission de données à longue distance et un système peu coûteux de transport à grande échelle. Dans le même temps, il n’y aurait pas besoin de grandes armées pour contrôler les sources de sa richesse. Quel type de société serait-ce alors ? Un Empire-monde ou une fédération de cités-États ? Quelle complexité et quelle ultrasocialité y aurait-il ? Il est impossible de le dire. Ce qu’on peut dire c’est que sur le long terme, l’Histoire humaine ne se répète pas, mais évolue plutôt dans des formes différentes et plus complexes. C’est la fascination de l’Histoire en tant que guide pour le futur.

(*) Peter Turchin est connu comme l’auteur de la notion de cliodynamique, l’idée que l’étude de l’histoire doit être basée sur des données quantitatives. Comme il le dit dans un article de Nature :
«Nous devons recueillir des données quantitatives, élaborer des explications générales et les tester empiriquement sur toutes les données, plutôt que sur des cas sélectionnés avec soin pour prouver nos récits à des animaux de compagnie. Pour vraiment apprendre de l’Histoire, nous devons la transformer en une science.»
C’est, bien sûr, une excellente idée, mais il y a des problèmes pratiques. Par exemple, j’ai exploré le concept que beaucoup, et peut-être tous les effondrements sociétaux sont liés à l’épuisement des ressources, et en particulier à l’épuisement des ressources minérales. Oui, mais où trouver les données pour prouver cette idée ? Par exemple, peu importe à quel point je serais ravi d’avoir des feuilles de données pour la production des mines d’étain serbes pendant l’âge du bronze, ces données ne sont tout simplement pas disponibles. Et donc, l’idée que l’effondrement de la civilisation méditerranéenne à l’âge de bronze a été causée par une pénurie d’étain ne doit rester qu’une hypothèse non prouvée.

C’est un problème pour Turchin lui-même dans ce livre, Ultrasociety. Dans ce document, on ne trouve que très peu de choses en termes de données ou de modèles quantitatifs ; par exemple, il ne contient pas un seul tableau ou graphique. Et tandis que Turchin dit au début qu’il est intéressé à comprendre les raisons quantitatives de l’effondrement de sociétés, il ne donne jamais de réponse claire à la question. En fin de compte, le livre de Turchin n’est pas tellement différent de la plupart des livres d’histoire : il se base sur des événements, des exemples, des anecdotes, et hors de ceux-ci, il accumule des généralisations qui semblent raisonnables. Cela peut être considéré comme un défaut, mais il ne porte pas atteinte à l’intuition de base du livre sur l’ultrasocieté, qui le rend innovateur et intéressant à lire.

Ugo Bardi

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