lundi 6 juin 2016

Guerres hybrides : 5. Briser les Balkans (IV)

Article original de Andrew Korybko, publié le 27 Mai 2016 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr


Hybrid Wars 2. Testing the Theory – Syria & Ukraine


La Partie 3 avait longuement détaillé les trois facteurs régionaux les plus explosifs qui menacent actuellement les Balkans. Ce chapitre se penchera sur trois autres facteurs moins imminents, mais non moins importants, qui pourraient également mettre la stabilité de la région en péril.


La course aux missiles serbo-croate

Fondements historiques

La rivalité entre la Croatie et la Serbie est séculaire, elle remonte à avant même qu’aucune d’elles ne devienne un État-nation moderne, à l’époque où elles étaient encore sous l’occupation de l’Autriche-Hongrie et de l’Empire ottoman, respectivement. Il a été soutenu que les deux peuples sont de la même origine ethnique avec, comme seules différences substantielles, leur dialecte et l’adhésion à une secte chrétienne particulière (le catholicisme pour les Croates, l’orthodoxie pour les Serbes). Une recherche approfondie a déjà été publiée sur les similitudes fraternelles entre ces deux peuples et les raisons de leur perception contemporaine d’une séparation d’avec l’autre. La présente étude ne répétera donc pas ce qui a déjà été établi bien avant et ne commencera à analyser leur histoire qu’avec la période plus pertinente de la Seconde Guerre mondiale.

Avant les hostilités inter-communautaires qui ont officiellement éclaté après l’invasion nazie (bien que des incidents violents se soient déjà déroulés peu avant cette époque), les Croates se sont mobilisés pour un sous-État ethnocentré autonome au sein du Royaume de Yougoslavie. Ils ont finalement vu leur souhait se réaliser en août 1939 avec l’Accord Cvetkovic-Macek qui a établi la Banovine croate.

Les oustachis, une organisation croate hyper-fasciste dirigé par Ante Pavelic, avait fait pression pour cela depuis un certain temps, et voyait cet accord comme un tremplin vers l’indépendance pure et simple et la réalisation de ses ambitions nationalistes pour forger la Grande Croatie. Vu de l’étranger, les fascistes croates semblaient évidemment des partenaires idéaux et naturels pour les nazis afin de coopérer avant et après la prochaine invasion de la Yougoslavie. Il n’est pas surprenant si Hitler travaillera plus tard main dans la main avec Pavelic pour exterminer les Serbes. Leur collaboration d’avant-guerre était si profonde que l’État indépendant de Croate», le projet de marionnettes contrôlées par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale (la manifestation la plus radicale de la Grande Croatie), ait été déclaré immédiatement après l’invasion d’Hitler et plus d’une semaine avant la capitulation officielle du gouvernement yougoslave. Ce qui suggère que ses partisans attendaient avec impatience l’offensive et avaient compris que seul le soutien nazi pourrait faire de leur cauchemar nationaliste une réalité.

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La pertinence avec l’époque actuelle est que le projet Hitler-Pavelic pour la Grande Croatie a incorporé l’ensemble de la Bosnie et a créé un précédent (bref mais éthiquement inquiétant) de leadership dans les Balkans occidentaux, qui a imprimé un forme très spécifique de géo-nationalisme dans la mémoire historique de la plupart des Croates. Bien qu’heureusement jamais plus réalisée sous la forme extrême de ses prédécesseurs fascistes, cette marque du nationalisme croate radical est revenue comme un facteur déterminant lors de la dissolution destructrice de la Yougoslavie. L’armée croate ne voulait pas seulement purger les Serbes de la République serbe de Krajina établie à part dans le cadre de l’ex-République socialiste de Croatie (elle-même la formalisation d’après-guerre issue de la Banovine croate), elle a voulu aller encore plus loin et aussi nettoyer leur rival démographique en Bosnie (bien que ce dernier objectif, heureusement, ait échoué). Il est significatif de voir combien l’identité nationale croate moderne est intimement liée au génocide contre les Serbes. Ainsi, le 5 août, date à laquelle la République serbe de Krajina a été détruite, est célébrée chaque année comme la Journée de la Victoire et de Thanksgiving et le jour des défenseurs croates.

On peut voir à la volée à partir de cette vue d’ensemble que l’establishment politico-militaire croate est violemment anti-serbe et que la mémoire historique géo-nationaliste issue de la Seconde Guerre mondiale persiste encore et peut être facilement manipulée pour amener la population à soutenir une autre croisade. Le point focal de tout conflit à venir pour refaire une Grande Croatie (que ce soit sur le fond ou sur la forme) est sans aucun doute la Bosnie, et les provocations que Sarajevo a récemment lancées contre la Republika Srpska augure très négativement de la stabilité future de l’entité. Plus que probablement, l’État profond croate (l’armée, la diplomatie et l’appareil de renseignement) est intéressé par un déséquilibre de la Bosnie afin de créer la possibilité d’effacer la Republika Srpska de la carte pour transformer l’ensemble du pays en un protectorat américano-croate ou, en d’autres termes, une manifestation post-moderne du projet Hitler-Pavelic pour la Grande Croatie.

Missile contre missile

Cela nous amène à discuter de la course aux missiles qui a commencé entre la Croatie et la Serbie. Il a été signalé à la mi-octobre 2015 que la Croatie envisageait d’acheter 16 systèmes de fusées à lancements multiples (MLRS) aux États-Unis. Bien qu’aucune déclaration officielle n’ait encore été émise à ce sujet, il est prévu que la Croatie prétende que les MLRS ne sont là qu’à des fins défensives et ne devraient susciter l’inquiétude de personne. Mais le fait qu’elles donnent au pays la capacité de frapper la Serbie est une cause de grave préoccupation. Il est troublant d’essayer de donner un sens à ce qui est prétendu être les justifications défensives de la Croatie pour l’achat d’armes, étant donné que le système ne sert qu’à des buts offensifs. Ce n’est donc pas pour rien que le Premier ministre serbe Vucic a parlé de son intérêt pour l’achat de systèmes anti-missiles russes et d’autres équipements au cours de sa visite à la fin octobre à Moscou, puisque la Serbie doit maintenant trouver un moyen d’annuler cette menace militaire émergente.

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Bien sûr, si la Serbie pour une raison quelconque se désiste de son engagement verbal pour acheter les armes russes, elle se placerait automatiquement dans une position de chantage militaire vis-à-vis de la Croatie (agissant en tant que proxy caché au nom des États-Unis ) et serait impuissante à corriger le déséquilibre militaire. À condition que les deux transferts se fassent, il est inévitable que les États-Unis poussent leur proxy croate à acheter différents ensembles d’armes afin de bouleverser l’équilibre stratégique que les systèmes anti-missiles de fabrication russe de la Serbie apporteraient à la région. Cela engendrerait une réponse symétrique de la Serbie, plongeant ainsi les deux voisins dans une course aux armements d’initiative américaine que leurs deux économies fragiles ne seraient pas capables de soutenir.

En ce sens, la Croatie aurait un avantage institutionnel sur la Serbie avec son adhésion à l’OTAN, qui pourrait lui donner le droit d’acheter un armement à prix réduit, qui pourrait se révéler efficace pour modifier l’équilibre militaire, tandis que la Serbie n’a pas un tel accord avec la Russie. Néanmoins, dans un tel cas, la Russie pourrait probablement proposer un plan de paiement avantageux et différé pour permettre à la Serbie de recevoir les armements défensifs nécessaires au maintien de sa sécurité.

Cycliquement, une vente conduit à une autre, et avant que quelqu’un réalise ce qui est arrivé (sauf bien sûr les États-Unis, qui ont conçu tout ce scénario), les armées les plus fortes de l’ouest et du centre des Balkans seraient engagées dans une course aux armements en spirale à travers tous le spectre militaire, attirant leur alliés américains et russes plus étroitement vers une confrontation par proxy interposés dans le cadre de la nouvelle guerre froide.

Le champ de bataille de la Bosnie

Pour en revenir à la conclusion après l’aperçu historique au début du présent paragraphe, la Croatie et ses bailleurs de fonds occidentaux collaborent étroitement avec Sarajevo dans l’ingénierie de prétextes (juridique, militaire, ou socialement entraîné par une révolution de couleur) pour abolir la Republika Srpska. Une telle lutte ne sera pas facile, cependant, car les Serbes sont sûrs de se battre symétriquement dos au mur contre toute atteinte agressive à leur souveraineté, qu’elle soit légale et / ou militaire. Tout ce qui se passe en ce moment par rapport à l’accumulation militaire croate repose sur la préparation de Zagreb pour prendre la tête dans toute opération prospective anti-serbe, que ce soit par le biais d’un rôle direct ou indirect. Les forces armées bosniaques ne sont pas capables de leur propre chef de mener à bien la tâche, considérant également que les membres serbes se mutineraient immédiatement et se battraient pour leur république constitutive, par opposition à la fédération générale (qui est détournée par l’entité croato-musulmane). Par conséquent, du point de vue de la grande stratégie américaine, en menant la prochaine bataille dans la guerre contre la Serbie et pour enfermer Belgrade dans un piège inverse Brzezinski, il est impératif pour elle d’utiliser la Croatie comme proxy d’avant-garde dans la réalisation de cet objectif géo-critique.

À ce stade, l’accumulation de missiles de la Croatie prend tout son sens, car il donne à Zagreb la capacité de projeter sa force en Serbie pour contrer tout soutien que Belgrade accorderait à Banja Luka [la capitale de la Republika Srpska, NdT]. Il n’est pas certain que la Croatie pourrait jamais attaquer directement la Serbie elle-même (bien qu’elle puisse se sentir obligée de le faire s’il y avait des pressions des États-Unis dans ce sens). Cependant, le simple fait que les missiles américains pourraient une fois de plus pleuvoir sur les villes serbes aurait certainement une incidence sur les calculs stratégiques de la Serbie dans ce scénario. Si le pays ne disposait pas des défenses adéquates pour briser cette menace, la Croatie serait en mesure de faire chanter la Serbie et de l’empêcher d’intervenir directement ou indirectement pour soutenir la Republika Srpska. Toutefois, si les défenses de la Serbie recevaient l’aide de la dernière technologie russe anti-missile, le chantage à la menace de la Croatie disparaîtrait instantanément et Belgrade aurait une plus grande liberté d’action pour aider la Republika Srpska selon les besoins.

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La Croatie aurait alors seulement le choix d’attaquer la Serbie directement dans une agression en face-à-face, soit en plein milieu de la Bosnie soit directement sur son propre sol ,avec le risque d’une escalade de la guerre à des hauteurs imprévues. Selon les conditions de la nouvelle guerre froide mondiale de notre époque, les États-Unis et l’OTAN pourraient ne pas être si désireux d’aider directement à l’offensive de la Croatie, la laissant ainsi se débrouiller seule dans la lutte contre la Serbie.

Ce n’est pas un risque que les décideurs de la Croatie voudraient prendre à la légère. Cela signifie par conséquent que si leur chantage au missile surface-surface est dissuadé par les systèmes de défense anti-missiles russes fournis à la Serbie, il devient nettement moins probable qu’ils attaquent directement le sol serbe et cela limiterait probablement leur agression à la Bosnie. À son tour, cela augmente les chances que la Republka Srpska puisse résister à quelque offensive conjointe croato-musulmane prévue contre elle, sachant qu’elle peut compter sur l’assistance serbe en cas de besoin, sans avoir à craindre que leur allié soit sous le chantage de missiles balistiques et forcé de rester à l’écart. Du point de vue plus large, pour conclure, la coopération militaire russo-serbe dans l’équilibre contre l’accumulation croato-américaine pourrait même retarder indéfiniment une offensive unipolaire sur la Republika Srpska et donner au monde multipolaire le temps dont il a besoin pour trouver une solution a cette dangereuse situation.

Drang nach Süden de l’OTAN

Expansionnisme vers le Sud

Au cours des dernières années de la Guerre froide, l’Union soviétique et les États-Unis sont parvenus à un accord verbal par lequel Moscou permettrait la réunification de l’Allemagne en échange de la promesse des Américains de ne jamais élargir l’OTAN plus à l’Est. Comme l’atteste l’histoire, les États-Unis sont revenus sans vergogne sur leur garantie au moment où l’Union soviétique s’est effondrée et s’est trouvée impuissante à arrêter efficacement l’engloutissement de la quasi-totalité de l’Europe de l’Est (sauf pour la Biélorussie, la Moldavie et l’Ukraine) et des États baltes en 2004. Ce qui est moins étudié par des observateurs, c’est le Drang nach Süden de l’OTAN (la poussée vers le Sud), qui représente l’un des derniers fronts de l’expansionnisme continental de l’OTAN, en chantier depuis la fin de la Guerre froide.

Théoriquement parlant, ce coin de l’Europe n’était pas dans l’esprit des Soviétiques quand ils ont conclu leur entente verbale avec les États-Unis. Moscou n’avait pas de forces stationnées en Yougoslavie ou en Albanie, qui auraient pu être amovibles, rendant ainsi une éventuelle adhésion de ces pays à l’OTAN un point discutable pour Moscou. En effet, à ce moment de l’histoire, Moscou n’avait plus le pouvoir ou l’influence pour en décider. Face à ses propres problèmes internes et son retrait à venir du théâtre des opérations de l’Europe centrale et orientale, il est probable que l’Union soviétique n’ait même pas envisagé le scénario, alors impensable, qu’une série de guerres proto-hybrides fabriquées par les Américains conduirait bientôt à la dissolution de la Yougoslavie le long des lignes fédératives, et voir un jour deux de ses membres anciennement unifiés, plus l’Albanie, sous le parapluie nucléaire de l’OTAN.

Hélas, c’est exactement ce qui est arrivé. On peut soupçonner que l’une des motivations partielles des États-Unis pour démembrer la Yougoslavie était de créer une chaîne d’États-nations affaiblis qui seraient beaucoup plus faciles à absorber dans le bloc que l’ex-entité fédérale forte et unifiée. Il a été précédemment discuté au début de la recherche sur les Balkans que la Slovénie était l’État pro-occidental le plus enthousiaste de toute l’ex-Yougoslavie, et a été le premier à rejoindre l’UE et l’OTAN. Pour rappeler au lecteur ce qui a été écrit un peu plus haut, la Slovénie a été en grande partie préservée du chaos des guerres yougoslaves en raison de sa géographie avantageuse, et sa petite population a été  bien dotée de manière disproportionnée par l’investissement yougoslave, qui lui a permis d’atteindre rapidement le PIB le plus élevé par habitant de tous les anciens pays communistes d’Europe.

Par conséquent, elle a rejoint l’OTAN et l’Union européenne en 2004, ce qui en fait le premier État des Balkans à adhérer aux deux organisations. Cela a été conçu pour servir de précédent, un exemple à suivre pour les élites régionales similaires pro-occidentales qui voulaient imiter la success story slovène, les amenant à croire que c’était le désir passionné de Ljubljana [la capitale slovène, NdT] de rejoindre les institutions occidentales qui explique son succès et non ses facteurs géographiques, historiques et économiques inimitables. Quoi qu’il en soit, le stratagème trompeur a suffi à convaincre l’élite croate de ses propres illusions et par conséquent à poursuivre la voie d’une information trompeuse à destination du reste de la population, en soutenant sa décision prédéterminée de joindre les deux blocs. Zagreb est entré plus tard dans l’OTAN, en 2009, et a rejoint l’UE en 2013, suivant ainsi le scénario slovène et l’oubli de l’objectif stratégique de ce petit pays des Balkans (d’où la négligence institutionnelle qu’il a reçue de ces deux organisations depuis lors).
Slovenian servicemen serve the U.S. interests in Gerat province, Afghanistan, 2010.
Les militaires slovènes servent les intérêts américains dans la province de Gerat, Afghanistan 2010
La situation était un peu différente avec l’Albanie, car elle n’a pas du tout été influencée par l’exemple de la Slovénie. Elle a rejoint l’OTAN la même année que la Croatie pour les raisons complémentaires de soutien caché à la grande stratégie des États-Unis dans les Balkans occidentaux et en se plaçant elle-même dans une position régionale plus intimidante pour la promotion de la Grande Albanie à venir (le plus probablement contre la Macédoine). En outre, on ne peut écarter que les élites de Tirana ont été pour une large part motivées par leur conception du triomphalisme en s’alliant formellement avec le bloc qui a bombardé la Serbie et a conduit à la rupture temporaire de sa province du Kosovo. Tenant compte de la compréhension albanaise de la fierté et de comment la culture de l’époque ottomane consistant à manquer complètement de respect à son ennemi sont toujours des facteurs influents dotés d’un fort impact sur la psyché albanaise, il est très probable que l’un des intérêts qui a conduit ce pays à adhérer à l’OTAN était simplement de contrarier la Serbie.

En attente en coulisses ?

En regardant le reste des Balkans, on observe que chaque pays a une forme ou une autre de relations institutionnelles avec l’OTAN.
Serbie
Pour commencer, la Serbie a accepté un plan d’action individuel pour un partenariat en janvier 2015, un événement qui n’a bizarrement reçu aucune publicité dans les médias du pays. On aurait pu croire que des relations plus étroites de la Serbie avec le même bloc militaire qui l’a bombardée pour obtenir sa soumission il y a 16 ans provoquerait un tollé intense de la part des leaders d’opinion et des institutions du pays. Le fait est que les Serbes n’ont pas parlé haut et fort de ce fort enchâssement de personnages pro-occidentaux influents à l’intérieur de l’establishment du pays.
Il faut noter que cette décision a été prise dans le cadre du gouvernement de Vucic, qui a fait de grands efforts pour plaire à l’Occident. C’est en contraste frappant avec la présidence Nikolic actuelle, qui a travaillé dur pour faire des progrès pragmatiques dans les relations de la Serbie avec la Russie. L’écart flagrant entre les priorités de la politique étrangère du Premier ministre et du président ne semble pas être un équilibre rusé élaboré entre l’Occident et la Russie, mais plutôt une lutte maladroite et incohérente faite de compromis bancals entre les élites serbes respectives représentées par chaque figure de proue.
Anti-NATO march in Belgrade, February 2016
Marche anti-OTAN à Belgrade, février 2016
Cette situation politique est intrinsèquement intenable et ne peut pas progresser beaucoup plus longtemps sans que le pays ne subisse de déstabilisation intérieure. Les approches pragmatiques dans des directions géopolitiques multiples sont les bienvenues pour tous les pays, mais quand des mesures radicales telles que l’approfondissement des relations avec l’OTAN sont prises, cela indique un jeu de puissance décisif pour le compte des forces pro-occidentales. Couplé avec l’annonce, début 2015, qu’à la fin de l’année, en décembre, Belgrade sera officiellement en pourparlers d’adhésion avec Bruxelles, et que 2015 devient l’Année de l’Occident pour la Serbie. Cela ne peut que se traduire par l’opposition des voix pragmatiques représentées par Nikolic (qui est le reflet de la majorité de la société), qui doivent sentir leur influence décliner face aux progrès des pro-occidentaux de Vucic.

La division gouvernementale en cours, générée par la tendance institutionnelle pro-occidentale indéfectible de Vucic (qui continue malgré sa visite à Moscou et l’attrait pour les armes russes), se traduira inévitablement par une intensification de la lutte pour le pouvoir entre les deux factions de l’élite serbe, les pro-occidentaux et les pragmatiques. À moins que Vucic ne tempère son approche. Ne pas le faire forcera le pays dans le même choix de civilisation manipulé que l’Occident a imposé à l’Ukraine en novembre 2013, ce qui en fin de compte travaille à renforcer l’avantage stratégique des États-Unis au détriment de tous les Serbes. En parlant de façon provocante, cela pourrait suivre le scénario ukrainien si étroitement qu’une révolution de couleur éclaterait à Belgrade, mais avec des conséquences géopolitiques pro-occidentales diamétralement différentes de celles qui ont réussi à Kiev.
Bosnie
En se déplaçant un peu, la Bosnie et les deux autres pays des Balkans restants, dont on parlera, ont convenu de plans d’action pour adhérer à l’OTAN. Cela signifie qu’ils ont officiellement engagé leurs gouvernements sur un chemin qui est censé se terminer par leur adhésion à l’OTAN à un moment ou à un autre. Il est pratiquement impossible que ce scénario réussisse en Bosnie sans un renouveau de la guerre civile entre la Republika Srpska et l’entité croato-musulmane, et il est plus que probable que c’est l’idée de Sarajevo de poursuivre un tel plan à long terme. Les Serbes n’accepteront jamais d’adhérer à l’OTAN, car cela conduirait à l’extinction de leur république autonome. Mais, à l’inverse, si l’autonomie de la Republika Srpska pouvait être révoquée (des scénarios que Sarajevo et ses patrons occidentaux explorent subtilement), alors adhérer à l’OTAN serait institutionnellement incontesté et incapable d’être arrêté. Comme cela a été déjà longuement débattu, la Bosnie est une bombe à retardement géopolitique géante qui attend d’être déclenchée par l’Occident, et le mouvement déterminé et chronométré de Sarajevo vers l’OTAN pourrait être l’étincelle qui fait sauter le prochain fusible des Balkans.
Macédoine
La conviction qui émerge parmi d’autres est que Skopje a elle-même engagé une trajectoire pro-occidentale irréversible, quel que soit le leadership. À en juger d’après les déclarations officielles sur la question, il semble en effet que ce soit le cas. Si on creuse plus profondément, cependant, et que l’on démêle les contextes nationaux et internationaux changeants entourant la Macédoine, on peut se convaincre qu’il y a plus à comprendre que ce qui se voit à l’œil nu quand on analyse les associations institutionnelles pro-occidentales de Skopje. En décembre 2014, les deux méga-projets associant la Russie ont changé pour toujours les calculs de la direction macédonienne avec les annonces de la Chine concernant le Balkan Stream et la Route de la soie des Balkans, qui sont tous deux considérés comme cruciaux pour le statut de pays de transit de la Macédoine.

Bien entendu, aucune grande puissance n’aurait conçu ces plans ambitieux sans avoir d’abord consulté le gouvernement macédonien et Skopje était plus que disposée à se mettre d’accord en voyant le bilan de l’énorme manne économique qu’elle recevrait en cas de réussite de ces deux projets. En outre, ni Moscou ni Pékin n’ont probablement posé d’ultimatum à Skopje pour sa coopération (disant que la Macédoine ne doit pas adhérer à l’OTAN et / ou à l’UE), mais ils ont probablement fortement laissé entendre que l’avancement sensible vers l’un de ces objectifs institutionnels pourrait mettre en danger les projets, et donc, les avantages géostratégiques économiquement rentables que la Macédoine pourrait en retirer.

Après l’approbation préalable discrète de la Macédoine pour leurs initiatives, la Russie et la Chine les ont rendues publiques, avec leurs visions régionales. C’est ce qui a déclenché la réaction des États-Unis pour lancer ses plans de secours de changement de régime pour le pays, afin de le maintenir fermement dans son orbite et faire pression pour annuler les méga-projets multipolaires. Les États-Unis ont probablement été avertis des plans bien avancés de leurs rivaux géopolitiques et ils ont commencé à bricoler un scénario de déstabilisation de la Macédoine il y a longtemps, pour l’utiliser avec leurs alliés grâce aux écoutes électroniques discrètes du gouvernement et des citoyens par des agences d’espionnage afin de les utiliser dans une campagne de chantage politique à venir. Dans les mois précédant ces annonces multipolaires monumentales relatives à la Macédoine, les États-Unis ont commandé au chef de l’opposition, Zoran Zaev, de libérer sélectivement des extraits évocateurs d’enregistrements trafiqués par les services secrets occidentaux afin de tester les eaux et juger de la réaction du public.
Pro-government rally in Skopje, May 2015
Manifestation pro-gouvernementale de Skopje, mai 2015
Après avoir acté que le scénario d’écoute électronique avait le potentiel de remuer une masse critique d’agitation publique manipulée (avec le soutien la main dans la main des organisations Soros affiliées et des médias), les États-Unis savaient qu’ils disposaient d’un outil puissant avec lequel faire pression sur le gouvernement. Le Premier ministre Gruevski ne s’est pas plié à un changement de régime implicite exigé par Washington, cependant, et il a fièrement relevé le défi face à la tentative de coup d’État imposée de l’extérieur contre lui. A cette époque, au début de 2015, il a probablement commencé à avoir des doutes quant aux arrière-pensées de ses partenaires occidentaux (s’il ne les avait pas déjà eus avant) et a remis en question la vision stratégique à poursuivre cette trajectoire pro-occidentale de son pays.

Dans le même temps, comme leader d’un pays super-stratégique mais relativement faible, Gruevski a rapidement compris les limites de son action. Il est arrivé à la conclusion que le rejet total de l’Occident serait contraire à sa sécurité physique et à celle de son pays. Ceci explique pourquoi ses déclarations officielles semblent appuyer l’UE et l’OTAN unipolaires, tandis que ses actions multipolaires, en coopérant avec les méga-projets du Balkan Stream et de la Route de la soie des Balkans, parlent plus sincèrement de l’orientation stratégique qu’il envisage vraiment de faire prendre à son pays. La prudence de Gruevski, en adoptant cette approche, a été justifiée après que les États-Unis ont tenté sans succès une poussée de guerre hybride  contre lui en mai 2015 (Zaev a échoué à lancer une Révolution de couleur  avec des complots terroristes albanais à Kumanovo), montrant les méthodes désespérées qu’ils étaient prêts à utiliser pour lui faire arrêter ces méga-projets multipolaires.

En dépit de l’évidence de cette tentative de changement de régime et ensuite des méthodes plus subtiles employées pour essayer de le renverser (les médiations des négociations avec l’UE avec l’opposition et les prochaines élections anticipées), Gruevski reste conscient que s’il succombe à la tentation émotionnelle de désavouer publiquement l’UE et l’OTAN alors, en réponse, il pourrait être victime d’une tentative d’assassinat (c’est pour cela que l’alerte autour de son avion au-dessus de la Suisse à la fin mai 2015 a été conçue). Pour ces raisons, le Premier ministre macédonien doit continuer son jeu intelligent pour dire à l’Occident ce qu’il veut entendre, tout en faisant le contraire en pratique, même si on ne sait pas s’il pourra continuer à le faire indéfiniment sans être forcé par les États-Unis à faire un choix résolu, d’une façon ou d’une autre.

Pour le moment, cependant, bien que la Macédoine poursuive formellement son intégration dans les institutions occidentales, ses politiques, dans la pratique, sont délibérément ambiguës. À la lumière des circonstances nationales et internationales modifiées que je viens d’expliquer, on devrait se retenir de juger les déclarations officielles de Gruevski, jusqu’à ce qu’il ait gagné plus de marge de manœuvre politique, après les élections anticipées d’avril [juin ?, NdT].

La riposte

Le dernier pays des Balkans dont on doit encore discuter, c’est le Monténégro, qui vient de recevoir son invitation officielle à rejoindre l’OTAN, début décembre, lors d’une réunion générale à Bruxelles. Même avant que l’annonce ne soit faite formellement, le Premier ministre Djukanovic (le dirigeant du pays sous une forme ou sous une autre depuis presque trente ans) a déclaré que son pays accepte sans réserve l’adhésion à l’OTAN, ce qui a incité à des troubles sans précédent de l’ordre public. La majorité des 600 000 citoyens monténégrins sont contre l’idée que leur pays rejoigne le même bloc militaire qui les a bombardés il y a 16 ans, quand il faisait encore partie de la Yougoslavie tronquée, et l’opposition politique a appelé à trancher la question par un référendum. Le gouvernement a refusé d’accéder à cette suggestion et, à la place, a répondu avec une violence disproportionnée qui a supprimé les manifestations et a produit en réaction un sentiment anti-OTAN encore plus fort.

Le résultat a été que la violente répression a intimidé de façon prévisible une partie de la population et a conduit à une baisse sensible de l’activité de protestation à l’extérieur. Le gouvernement a interprété cela selon ses attentes et a supposé que cela signifiait que le mouvement anti-OTAN était terminé. Ce n’est pas le cas, cependant, puisque la forme de résistance s’est simplement adaptée aux conditions de répression dans le pays et a renoncé aux grandes manifestations dans la capitale en faveur de petits rassemblements dans les villes et villages. D’une part, ce fut une nécessité tactique afin de préserver la sécurité des manifestants, mais de l’autre, cela a créé l’illusion trompeuse que la population avait été forcée à la complaisance. Cela peut avoir involontairement contribué à laisser l’OTAN mettre en avant une offre d’adhésion, au lieu de se retenir par crainte que cette invitation pousse le pays au bord de la révolte et entraîne le renversement de leur proxy longuement câliné.
Opposition parties demand a national referendum on the issue of Montenegro's membership in NATO, December 2015.
Les partis d’opposition exigent un référendum national sur la question de l’adhésion du Monténégro à l’OTAN, décembre 2015.
À l’heure actuelle, un à deux ans sont prévus pour que le Monténégro achève le processus d’adhésion à l’OTAN, ce qui signifie qu’il y a une fenêtre d’opportunité cruciale de dernière minute pour les manifestants de faire l’histoire et d’être le premier pays à sortir de cette organisation après avoir accepté de s’y joindre. Théoriquement parlant, il est tout à fait possible que le Monténégro établisse un précédent à cet égard, mais il est clair que la seule façon de le faire est de renverser le gouvernement ou de faire pression sur lui pour qu’il accepte un référendum. Certes, même un vote de la population pourrait ne pas être suffisant pour arrêter la machine de l’OTAN, car on ignore en ce moment si cette décision ne serait pas aussi détournée comme les scrutins précédents en vertu des règles de Djukanovic. Plus que probablement, compte tenu de l’obstination têtue dont font preuve Djukanovic et sa clique de mafiosi, ainsi que leur propension à recourir à la violence extrême pour faire pression, il est probable que la seule façon de renverser la décision de l’OTAN est de remplacer Djukanovic par une figure sincère de l’opposition qui sortirait sortir le Monténégro du processus entamé avant qu’il ne soit complètement achevé.

L’importance stratégique du Monténégro à l’OTAN est disproportionnée par rapport à sa taille minuscule, et son intégration dans le bloc est une étape importante pour amener la Serbie à un contrôle atlantiste plus ferme. En supposant le scénario le plus négatif, où les Monténégrins seraient incapables de sauver leur pays de l’occupation, avec l’OTAN qui aurait réussi à resserrer son étau autour de la Serbie, il se sentirait alors plus confiant pour faire des avancées plus audacieuses contre elle et la Republika Srpska à l’avenir. Gardez à l’esprit que les Monténégrins sont étroitement liés aux Serbes et que de nombreux Serbes vivent encore dans le pays. Officiellement, le gouvernement les compte comme représentant 28% de la population, mais étant donnée l’histoire de Djukanovic et des manipulations statistiques (lors du référendum sur l’indépendance de 2006 ou de chaque élection dans laquelle il s’est aligné), le pourcentage réel est probablement plus élevé. Tout cela est très important pour l’OTAN, car elle sait qu’elle peut ainsi exploiter le Monténégro comme un laboratoire social pour perfectionner les stratégies autour de l’information et autres, utilisant les données démographiques contre les Serbes bien plus nombreux de la Republika Srpska et de la Serbie, donnant ainsi à sa campagne dans ce petit pays de l’Adriatique une importance stratégique accrue, que la plupart des observateurs perdent habituellement de vue.

Cela dit, les mouvements de résistance anti-gouvernementaux et anti-OTAN au Monténégro (qui forment une force unifiée pour le moment) ont une importante essentielle pour repousser le Drang nach Süden de l’OTAN. Leur succès fournirait aux Balkans centraux un espace de respiration stratégique et, étonnamment, mettrait un coup d’arrêt au plan stratégique que les États-Unis avaient pris pour acquis jusqu’à maintenant. Considéré du point de vue opposé, l’OTAN voit l’intégration du Monténégro comme l’une des dernières pièces pour compléter l’encerclement géo-militaire de la Serbie. Elle attend également de recevoir des commentaires sociaux précieux de cette expérience pour pouvoir militariser la Republika Srpska et la Serbie. L’élan essentiel que créerait l’adhésion du Monténégro pourrait se transformer en un bélier psychologique pour diminuer la résistance de la population dans ces deux États et la République de Macédoine. En raison de l’importance des enjeux pour tous les côtés, il est douteux que Djukanovic et ses alliés restent en paix s’ils étaient confrontés à un mouvement d’opposition renouvelé contre eux, soulevant ainsi le spectre inquiétant que le pays pourrait sombrer dans la guerre civile si les gens essayaient de se libérer eux-mêmes de l’imminence de la domination de l’OTAN.

Orban, le Renard

Victor Orban pourrait ne pas être un loup déguisé en brebis, mais il est certainement un sacré renard. Il se présente sournoisement comme une voix populiste qui représente franchement des normes sociales émergentes, le plaçant à l’avant-garde d’une Europe en mutation et avec le soutien de millions d’adeptes très démonstratifs. Il y a incontestablement un fort degré de résistance institutionnelle aux puissances européennes établies dans sa forte popularité et son statut d’icône. En gros, cette résistance vieille garde aux idéaux qu’incarne Orban fait monter son pic de popularité encore plus haut et il est rapidement devenu une figure culte emblématique dans toute l’Europe centrale et orientale, y compris dans les Balkans.

Le renard est connu pour sa ruse et ce trait, plus que tout autre, décrit bien le Premier ministre hongrois. Pour beaucoup, Orban définit une nouvelle génération de dirigeants européens anti-système, qui ont courageusement défié les diktats unipolaires des États-Unis et de l’UE. Un examen plus approfondi, cependant, montre que ce n’est que l’imposture soigneusement élaborée (mais avec des convictions sincères de la part d’Orban) de laisser le renard libre dans le poulailler et de saper les mouvements sociaux multipolaires avant même qu’ils puisse faire adopter un changement tangible en Europe.

Le Zeitgeist de la transformation de l’UE

Il est important pour le lecteur de comprendre convenablement l’humeur sociale itinérante qui a cours en Europe depuis au moins ces deux dernières années. Calomniée par les médias grand public comme euro-sceptique, elle pourrait être plus précisément qualifiée d’euro-méfiante, beaucoup de gens sur tout le continent devenant progressivement déçus par les diktats anti-démocratiques imposés à leur pays par Bruxelles et manifestant plus de réticence à suivre ses commandements. Que ce soit les plans de sauvetage grecs ou la crise actuelle des réfugiés – pour ne citer que deux des exemples les plus frappants–, les actions de l’UE ont touché un nerf profond chez une masse critique de personnes qui ne soutiennent plus l’organisation dans sa forme actuelle. L’idéologie radicale libérale progressiste et la puissance fanatique mise en mouvement cette dernière décennie ont finalement rattrapé l’élite technocratique, et elle va devoir lutter de manière improvisée (pour ses membres, au moins) avec la hausse de la résistance conservatrice pro-souveraineté. La menace réside dans le fait que ce mouvement social pan-continental biologique pourrait devenir incontrôlable et conduire à la dissolution de l’Union européenne (en totalité ou en partie) ou  paralyser indéfiniment son efficacité, si un chef de file national euro-méfiant décidait de rendre les choses difficile et d’entraver le fonctionnement de l’organisation (la mise en garde étant que ledit individu ne soit pas coopté par les États-Unis et agissant sous leur orientation stratégique, volontairement ou involontairement).

La fraude aux deux visages

Viktor Orban, cependant, a pris des mesures euro-méfiantes pour paralyser l’UE lorsqu’il a bâti cette barrière à la frontière hongroise avec la Serbie et provoqué une réaction en chaîne de zones tampons aux frontières pour lutter contre un phénomène qui a déstabilisé la région des Balkans. Les répliques les plus éminentes de cette politique ont indirectement entraîné l’Allemagne, leader de l’UE, a ré-imposer des restrictions temporaires aux frontières avec l’Autriche et violer de facto les principes mêmes qu’elle avait pourtant promis de protéger à tout prix. En partie pour cette raison et pour d’autres actions, Orban est devenu le leader du mouvement anti-réfugié en Europe, en prenant la position la plus forte et la plus voyante de tout les membre de l’UE, en questionnant les intentions de ces personnes, en contestant légalement les quota de réinstallation du régime de Bruxelles et en dénonçant la religion libérale progressiste du multiculturalisme et du zéro-frontière. Dans un sens, il a posé la Hongrie comme l’opprimé déjouant la vision d’une Europe libérale-progressiste dirigée par l’Allemagne d’Angela Merkel, proposant une approche conservatrice plus centrée sur les souveraineté des affaires intra-UE et devenant son fer de lance par son exemple. En général, l’approche d’Orban a bénéficié du soutien total de ses concitoyens, ainsi que de beaucoup d’autres personnes euro-méfiantes en difficulté dans toute l’Europe centrale et orientale, le transformant en leader normatif du nouveau Zeitgeist centré sur la notion de nation dans toute l’UE.
Hungarian PM Victor Orban
Le Premier ministre hongrois Victor Orban
Enchantés par les réprimandes intrépides de Bruxelles et la force de sa personnalité dont il fait preuve dans l’exercice de ses décisions populistes, les partisans internationaux d’Orban ont tendance à négliger son rôle, moins perçu, de vendeur de l’expansionnisme de l’OTAN. Il a été rapporté début octobre que la Hongrie accueillera l’un des centres de commandement du bloc, bien qu’elle ne partage aucune frontière avec la Russie, invalidant ainsi le raisonnement déclaré de l’organisation pour une telle installation. Si on considère cette décision dans une perspective régionale, la Roumanie et la Bulgarie font la même chose. Le point commun partagé par tous est que ces pays bordent la Serbie, l’un des seuls pays européens qui ne fait pas partie du bloc OTAN et qui est un État de transit essentiel pour le Balkan Stream et la Route de la soie des Balkans. Gardez à l’esprit que la Hongrie est censée être le point terminal pour les deux projets. Hélas, cela ne signifie pas qu’Orban soit à l’abri de la tentation de projeter son influence vers un pays qui va devenir un jour stratégique, si l’un ou l’autre des projets devait finalement être achevé.

À la fin novembre, Orban a annoncé qu’il soutiendrait l’adhésion à l’OTAN de la Macédoine, justifiant sa position en disant que la Hongrie veut «une zone économique et de sécurité unifiée, alors qu’aujourd’hui, il y a un vide entre la Hongrie et la Grèce», ce qui implique que ce vide doit être rempli non seulement par la Macédoine, mais aussi par la Serbie. Certes, la Hongrie est dans une bien meilleure position pour influencer cette dernière qu’elle ne l’est pour la première, et elle pourrait potentiellement exercer une pression sur la Serbie en incitant à des troubles ethniques dans la province autonome de Voïvodine, démographiquement hétérogène. La motivation personnelle de M. Orban ne serait pas de perturber les méga-projets multipolaires qui devraient faire de son pays la plaque tournante du commerce et de l’énergie de l’Europe centrale, mais d’utiliser cette position toute nouvelle pour étendre l’influence de la Hongrie sur ses voisins et, de facto, ressusciter une nouvelle forme de l’Empire hongrois (L’espace Saint-Steven, comme cela été mentionné plus haut). Bien sûr, cette vision néo-impériale peut facilement être utilisée par les États-Unis comme une carotte, en aiguillonnant Orban pour la réalisation de son fantasme majestueux de gloire nationale afin de faciliter l’obstruction involontaire des deux projets, avec un leader hongrois trop aveuglé par ce nouveau nationalisme qui s’est emparé de sa pensée (et celle de l’Europe en général) pour se rendre compte qu’il a été dupé.

En même temps qu’il essayait d’impressionner le Premier ministre macédonien Gruevski avec son attitude fervente pro-OTAN, M. Orban a également rencontré le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, et a reçu une tape de félicitations dans le dos pour tout ce qu’il a fait pour le renforcement de l’engagement de la Hongrie dans la sécurité collective. Ce qui était spécifiquement pointé, était de savoir qu’Orban avait augmenté le budget de la défense du pays (avec l’espoir que certains des nouveaux fonds seront détournés vers l’OTAN) et a ordonné à son pays de participer à la mission de police aérienne anti-russe de la Baltique. Le chef de l’OTAN a également remercié Orban pour avoir continué à fournir des troupes hongroises pour les missions du bloc en cours en Afghanistan et dans la province serbe du Kosovo. Toujours au sujet de l’OTAN, le ministre des Affaires étrangères d’Orban a participé au sommet début décembre à Bruxelles et a aidé à lancer des idées sur la façon dont l’alliance militaire menée par les USA pourrait être plus fortement impliquée au Moyen-Orient contre État islamique. D’un point de vue totalement neutre, sans être influencé par la personnalité politique magnétique d’Orban et le plaidoyer attrayant du conservatisme social, il est objectivement exact de dire qu’il est l’un des dirigeants les plus pro-OTAN de toute l’UE, et, pire encore, il est aussi le seul qui ait gagné assez de confiance sociale du peuple des Balkans centraux pour potentiellement induire en erreur certains d’entre eux sur le chemin de l’occupation américaine formelle.

Les pressions nationalistes

Il a été précédemment déclaré qu’Orban, guidé par ses propres désirs, ne fera pas tout, intentionnellement, pour rendre non viables les projets du Balkan Stream et de la Route de la soie des Balkans, estimant que la Hongrie a trop à perdre stratégiquement à jouer bêtement avec le feu  sans aucune raison concrète. Le problème se pose quand on prend conscience de la puissance de l’influence que la pensée nationaliste exerce sur Orban et le reste de la population à l’heure actuelle, et ici, il est nécessaire d’établir une différence définitive avec le patriotisme. Le nationalisme et le patriotisme sont souvent (mais mal) utilisés de façon interchangeable par beaucoup de gens, qui ignorent que même s’ils peuvent parfois se manifester de manière similaire, ce sont des aspects conceptuellement distincts de la pensée. Les nationalistes ont tendance à être plus influencés par des intérêts raciaux que basés sur l’État, qu’ils soient conscients de cette réalité ou non, et dans la plupart des cas où les gens ne voient pas clairement la distinction entre le patriotisme et le nationalisme (comme en Hongrie), le pays en question a un fort degré d’homogénéité ethnique. Le patriotisme diffère du nationalisme en mettant davantage l’accent sur les intérêts du pays tout entier, et pas seulement sur ceux de la majorité en titre, même s’ils divergent des intérêts raciaux ardemment soutenus par leurs homologues nationalistes.

Un bon exemple est visible avec les patriotes russes qui soutiennent les autorités dans la République autonome tchétchène musulmane, bien que la majorité de la Fédération de Russie soit composée de Russes ethniques pratiquant l’orthodoxie. Un nationaliste russe est absolument opposé à toute forme d’interaction positive avec des membres non-russes, non-orthodoxes de la société du pays, estimant que les personnes qui ne partagent pas ces deux traits démographiques ne sont pas dignes de faire partie de la Russie. Par cet exemple, les nationalistes russes sont ainsi prédisposés aux slogans racistes du proxy américain Alexei Navalny pour «cesser de nourrir le Caucase», concluant que la Russie devrait les lâcher et les laisser devenir des pays indépendants. Cela conduirait au détricotage volontaire du style Brzezinski de l’État russe diversifié et réaliserait l’objectif géopolitique principal des États-Unis pour une fraction de son coût. Comparativement, un patriote russe a un intérêt direct dans la préservation de la richesse historique, culturelle, ethnique et religieuse de la Russie et non dans le découpage du pays sur la base des lignes identitaires, car il voit la diversité de sa patrie comme une source de sa force civilisationnelle.

Si on revient à la Hongrie, après avoir clarifié cette différence importante entre les concepts, il est difficile à l’heure actuelle de dire si Orban est un nationaliste ou un patriote. En effet, comme on l’a dit, son pays est d’un type difficile à discerner, où la grande majorité de la population est ethniquement homogène. Le facteur déterminant pour évaluer à laquelle des deux idéologies Orban adhère réellement est de considérer les politiques de son gouvernement envers la minorité hongroise en Voïvodine, qui constitue environ 13% de la population, fortement concentrée près de la frontière. Jusqu’à maintenant, Orban n’a pris aucune mesure concrète pour soutenir la séparation de cette communauté de l’État serbe, mais le véritable test viendra si le Parti Jobbik nationaliste parvient à y susciter un mécontentement ethnique et souffle sur les braises de provocations auxquelles il serait obligé de répondre.

Si cela se produit, le Premier ministre hongrois se trouverait pris dans un piège politique de sa propre fabrication. Il a déjà fait beaucoup pour promouvoir le nationalisme / patriotisme (il n’est pas encore clair de quoi l’on parle en raison du flou entre eux et de la situation démographique de la Hongrie), au point que certains citoyens seraient sûrement vexés contre lui, peu importe ce qu’il fait, parce qu’eux aussi ont confondu l’étiquetage de l’idéologie colportée par Orban. Les nationalistes seraient désemparés au point d’être susceptibles de protester contre lui s’il ne prenait pas des mesures anti-serbes fortes et énergiques en réponse à une provocation de Jobbik en Voïvodine. À leur tour, les patriotes seraient tout aussi bouleversés contre lui s’il le faisait, réalisant que ce mouvement mettrait en danger le Balkan Stream et la Route de la soie des Balkans. Le Zeitgeist qu’Orban pensait avoir sous son contrôle pourrait involontairement le conduire à sa perte si l’opposition nationaliste choisissait de le mettre sous les projecteurs et lui forcer la main d’une façon ou d’une autre. Dans le même ordre d’idées, les États-Unis pourraient influencer indirectement Jobbik dans ce sens, sachant que leur idéologie nationaliste le rend assez crédule pour le conduire dans une telle voie.

Les manifestations anti-gouvernementales qui pourraient éclater dans ce scénario seraient beaucoup plus intenses que celles qui les ont précédées en octobre 2014. A cette époque, les ONG ont rassemblé des milliers de personnes pour marcher contre lui après que le gouvernement eut imposé une taxe controversée sur Internet, et que John McCain les eut même rejointes dans la mêlée en calomniant Orban, le traitant de dictateur néo-fasciste. Alors que la ferveur s’est rapidement calmée après la marche arrière de Budapest sur la taxe, le message que les protestations ont envoyé était clair : les États-Unis sont plus que capables d’attiser des troubles de type révolution de couleur en Hongrie si Orban ne se met pas en conformité avec leurs politiques préférées. Alors qu’il se comporte bien pour le moment, s’il décidait de sortir des clous d’une manière assez significative, les États-Unis pourraient relancer la menace d’une révolution de couleur contre lui, mais en remplaçant les manifestants anti-impôt par des nationalistes beaucoup plus agressifs et violents. À condition bien sûr qu’Orban tombe plus profondément dans le piège en refusant d’alimenter le scénario de la provocation anti-serbe préparé pour lui. On pouvait s’y attendre, et il va probablement acquiescer à tout ce qui lui est demandé de faire, car la peur de la révolution de couleur d’octobre 2014 semble l’avoir assez impressionné pour qu’il fasse maintenant la promotion de l’OTAN avec zèle.

Le verdict

Orban prétend être contre le système, mais l’actualité montre qu’il soutient les desseins unipolaires des États-Unis de manière rusée et inattendue. Sa popularité continentale vient surtout de ce qu’elle est à l’avant-garde du paradigme de l’évolution stratégique pour le contrôle de l’Europe post-réfugiés, où le nationalisme / patriotisme (encore une fois, la différence dépend des contextes nationaux et de la pratique de chaque leader) est de plus en plus à l’ordre du jour. Les États-Unis renoncent à utiliser les libéraux progressistes comme agents de choix pour passer à des nationalistes et dà es faux patriotes – cette dernière étiquette visant à les personnes qui épousent verbalement le patriotisme, mais pratiquent en réalité le nationalisme. Orban tombe dans cette catégorie, car il a trompeusement gagné la confiance de l’Europe centrale et orientale grâce à son discours conservateur et à ses actions nationalistes au sujet de la crise des réfugiés. Mais c’est un cheval de Troie dans la propagation d’un soutien normatif à l’OTAN.

Il est trop tôt pour dire s’il va volontairement pratiquer sa politique nationaliste-OTAN envers la Serbie ou s’il sera obligé de le faire, pressé par les États-Unis et / ou Jobbik. Il existe toutefois une possibilité très réelle que la Hongrie active un jour sa carte ethnique en Voïvodine pour quelques fins politiques qu’il a à l’esprit (que ce soit pour obtenir un avantage de la Serbie en amont ou pour détruire brutalement les projets multilatéraux de Balkan Stream et de Route de la soie des Balkans). Pour ces raisons, alors qu’Orban pourrait apparaître comme un partenaire multipolaire volontiers enthousiaste à certains égards (et il pourrait très bien être sérieux dans son intention de coopération en raison des avantages stratégiques-économiques que la Hongrie pourrait en tirer à priori), il est peut-être aussi un larbin unipolaire facilement manipulable, sinon un agent pur et simple des États-Unis.

Andrew Korybko est un commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride.

Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici 

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