lundi 11 juillet 2016

Guerres hybrides : 6. Comment contenir la Chine (III)

Article original de Andrew Korybko, publié le 1er Juillet 2016 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr


http://orientalreview.org/wp-content/themes/freshnews/thumb.php?src=/wp-content/uploads/2016/03/HWlogo.jpg&h=100&w=100&zc=1&q=80 


La recherche a jusqu’ici extrapolé l’influence sur l’économie mondiale de l’Asie du Sud-Est et les aspects les plus pertinents de son histoire récente, qui fixent la toile de fond de la situation actuelle pour saisir l’importance géostratégique de l’ASEAN. La région joue un rôle essentiel dans la facilitation du réseau du commerce international de la Chine, et c’est pour cette raison que les États-Unis ont cherché à la déstabiliser et passer les flux sous leur contrôle. En réponse, la Chine a tenté de briser le bloc de confinement construit contre elle et de rationaliser les deux corridors du continent à titre de compensation géopolitique partielle.


C’est là, dans l’ASEAN, que se trouve la tension de la nouvelle guerre froide. Les États-Unis se synchronisent, alternativement, à la fois avec les parties continentale et maritime de la Coalition de confinement de la Chine (CCC) afin d’anticiper l’évasion de Pékin de ce piège géopolitique à l’échelle régionale. Dans le même temps, la Chine continue à faire avancer courageusement ses programmes maritimes et continentaux. Sur ce front maritime, les États-Unis ne peuvent que recourir à des mécanismes de puissances classiques pour maintenir la Chine sous contrôle et à des alliances de politique politicienne traditionnelle. L’aspect continental de cette campagne de confinement peut en revanche englober des tactiques plus insidieuses.

Les progrès majeurs réalisés jusqu’à présent avec le Corridor du pipeline Chine-Myanmar et la Route de la Soie de l’ASEAN ont suscité la crainte à Washington que Pékin ait habilement évité l’enceinte de confinement du piège américain en mer de Chine du Sud. En réponse, les États-Unis se sont sentis obligés de faire tout leur possible pour prendre le contrôle de la partie continentale des voies alternatives que la Chine prépare dans l’ASEAN, et si elles ne peuvent pas être géopolitiquement prévenues (ce qui semble se produire au Myanmar en ce moment), les États-Unis n’hésiteront pas à déclencher une guerre hybride pour l’arrêter.

Ligne de vie géo-économique chinoise pour l’Afrique

La croissance régulière et cohérente de l’ASEAN tient à un certain nombre de raisons, mais avant tout avec sa géographie, qui lui permet de relier le commerce maritime Est et Ouest eurasien. Les navires qui passent dans les deux sens depuis la Chine, le Japon et la Corée du Sud, d’une part, et l’UE, l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie du Sud d’autre part, doivent absolument transiter par l’Asie du Sud-Est. Une exception à cette règle géo-économique émerge cependant de plus en plus, puisque la fonte des glaces de l’Arctique va bientôt faire de la route maritime du Nord une option commercialement beaucoup plus viable pour le commerce de l’UE avec l’Est de l’Asie. Cela ne supprimera toutefois pas du tout enlever le rôle de transit de l’Asie du Sud-Est pour l’interaction économique Sud-Sud entre la Chine et l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie du Sud.

Plus précisément, l’océan Indien et les voies d’accès connexes du détroit de Malacca et de la mer de Chine du Sud deviendront progressivement plus importantes que toutes les autres pour le commerce sino-africain. C’est le résultat des Routes de la soie continentales reliant directement la Chine au Moyen-Orient (par le biais du chemin de fer Chine-Iran) et à l’Asie du Sud (à travers le corridor économique sino-pakistanais et le corridor BCIM), à condition bien sûr qu’elles soient construites avec succès. Qu’elles le soient ou non ne devrait pas avoir d’impact sur les liens de la Chine avec l’Afrique en raison de l’impossibilité de relier géographiquement le continent avec l’infrastructure connective eurasienne, renforçant ainsi la motivation pour la partie maritime du projet One Belt One Road.

Xi Jinping and South Africa President Jacob Zuma co-host the Johannesburg Summit of the Forum on China-Africa Cooperation, December 2015
Xi Jinping et le président d’Afrique du Sud Jacob Zuma lors du Sommet de Johannesburg du Forum sur la coopération Chine-Afrique, décembre 2015
Le deuxième document de la politique africaine de la Chine,  révélé en décembre 2015, met l’accent sur la priorité que Pékin attribue au renforcement des relations à tous les niveaux avec tous ses homologues africains, en particulier en ce qui concerne le domaine économique. De même, une conférence sur la Route de la Soie à Lianyungang en septembre 2015 a confirmé que la Chine a besoin des marchés africains en tant que destinations pour son investissement extérieur, prévu à son tour pour maintenir les futurs taux de croissance du pays et assurer parallèlement la stabilité sociale. Comprise de cette manière, il est d’une importance primordiale pour la Chine de se réserver un accès gratuit à ses partenaires africains et de prévenir les obstacles géopolitiques au commerce bilatéral.

Comme la mer de Chine méridionale fait de plus en plus l’objet d’une forte influence américaine et comme le détroit de Malacca est déjà une voie navigable sous contrôle américain, l’impulsion organique développée par la Chine pour ouvrir une paire de routes terrestres traversant l’ASEAN jusqu’à l’océan Indien évite ces deux zones sous influences. Le corridor du pipeline Chine-Myanmar et la Route de la Soie de l’ASEAN sont les solutions géo-économiques à ce dilemme, mais ils sont aussi la raison pour laquelle les États-Unis ont jeté leur dévolu sur le Myanmar, le Laos et la Thaïlande pour les faire basculer loin de la Chine. Si l’un de ces gouvernements devait rejeter fermement les demandes qui leur sont présentées, les États-Unis pourraient exécuter leurs menaces tacites de guerre hybride afin de détruire les plans d’infrastructure de la Chine avec ses routes de contournement.

Relancer les troubles en mer de Chine du Sud

Les dessous stratégiques

La raison principale pour laquelle la Chine doit recourir à des voies de contournement au Myanmar, au Laos et en Thaïlande tient aux troubles suscités par les États-Unis dans la mer de Chine méridionale. La flotte de la marine marchande de la Chine peut encore naviguer dans les eaux comme elle l’entend, mais la menace stratégique croissante sur sa future liberté de mouvement est évidente. Les Chinois n’ont jamais été du genre à prendre des risques inutiles, surtout quand leur sécurité nationale est en jeu. En réponse, Pékin a donc décidé de réduire sa dépendance totale à cette voie navigable et de rationaliser les deux solutions continentales complémentaires.

Néanmoins, pour le moment, le Corridor du pipeline Chine-Myanmar en est encore à ses débuts, et la route elle-même est extrêmement vulnérable aux attaques des rebelles, même si ce n’est encore jamais arrivé. En outre, l’aspect économique non lié aux ressources de ce corridor doit encore être concrétisé, un grand et précieux potentiel attendant encore d’être exploité. En ce qui concerne l’autre projet, la Route de la Soie de l’ASEAN, elle n’a pas encore été construite et nécessitera quelques années avant d’être entièrement opérationnelle (sinon sur toute sa longueur, au moins partiellement, à travers la Thaïlande et jusqu’à l’océan Indien).

Cela signifie que la dépendance de la Chine envers sa mer du Sud est toujours un facteur important susceptible d’être exploité par les États-Unis jusque-là, avec une fenêtre stratégique rétrécissant chaque année au fur et à mesure que les projets de détour par le continent font des progrès et entrent progressivement en service. Au cas où l’un ou l’autre projet était saboté ou reporté indéfiniment, les États-Unis, de façon prévisible, prolongeraient et renforceraient leur étau stratégique, gagnant sur l’un des conduits commerciaux les plus vitaux de la Chine. Si Washington devait réussir à déclencher un chaos à grande échelle en Asie centrale et à perturber le pont terrestre eurasiatique vers l’Europe, la Chine resterait très certainement presque entièrement dépendante de la mer de Chine méridionale, et donc particulièrement vulnérable au chantage géopolitique des États-Unis.

L’échelle d’escalade

L’histoire moderne du différend en mer de Chine méridionale est compliquée et controversée, mais ce qui est moins confus, c’est que la Chine a eu des revendications historiques sur la région depuis des siècles qui sont à la base de sa position actuelle. Sans entrer plus en détail sur la question, il est important de documenter encore la progression générale de l’escalade qui a eu lieu depuis que les États-Unis ont pris l’initiative de ranimer ce long conflit gelé. Bien que des affrontements sur certaines des revendications des participants aient eu lieu par le passé, la question avait été largement mise en veilleuse au profit des affaires régionales, toutes les parties reconnaissant implicitement qu’il était dans l’intérêt commun de tous de maintenir un statu quo pacifique et stable. Cela a considérablement changé après l’annonce par les États-Unis de leur Pivot vers l’Asie à la fin de 2011. Dans les années qui ont suivi, Washington exercé une pression énorme sur le Vietnam et les Philippines pour aggraver la situation.
South China Sea dispute
Différent en mer de Chine méridionale
Les actions révisionnistes d’Hanoi et de Manille (dans le sens de la modification du statu quo antérieur) sont apparues comme une tentative coordonnée pour aiguillonner Pékin afin de provoquer une réaction irrationnelle et émotionnelle. Le gouvernement chinois est très versé dans les gestes calculés et il n’a donc pas été dupé en commettant un acte irréversible qui pourrait mettre sa position en danger. Étonnamment, ce qu’il avait décidé de faire était de prendre l’initiative de faire valoir ses revendications de souveraineté tout en évitant prudemment toute sorte d’engagement militaire inutile (peu importe le niveau de provocation) qui pourrait le faire tomber dans un piège préfabriqué du Pentagone. La Chine a senti le coup venir et a réalisé que si elle ne prenait pas des mesures déterminées pour récupérer ses possessions insulaires, le Vietnam et les Philippines seraient dans une position relativement forte pour faire valoir leurs demandes respectives, ce qui aurait pu être facilement utilisé par les États-Unis pour intervenir et prendre en charge la voie navigable.

En se dressant face à l’agression américaine par proxy, la Chine a surpris les décideurs américains qui étaient convaincus que la Chine reculerait, ce qui les a incités à exploiter à leur tour toutes les moyens d’information possibles pour discréditer les mouvements de Pékin. En outre, alors que les États-Unis avaient auparavant bénéficié d’une escalade de leur domination en mer de Chine du Sud, c’est maintenant la Chine qui a pris l’initiative et a fortifié des sites insulaires, conduisant les observateurs à se demander si cette position ambiguë avait des applications défensives et / ou offensives. Pris en grande partie au dépourvu, les États-Unis ont réalisé que les tables avaient tourné et que la Chine avait regagné une meilleure position stratégique aux dépens de Washington et de ses alliés. Pour compenser cela, les États-Unis ont réagi en poussant leur stratégie prédéfinie d’escalade multilatérale pour faire passer le conflit d’un cadre régional à l’échelle plus vaste de l’Asie, en y attirant l’Inde et le Japon.

L’excuse

L’aggravation progressive de cette escalade par les États-Unis a le potentiel inquiétant, mais très réel, de faire sauter le bouchon d’un conflit inévitable un jour ou l’autre dans l’avenir, ce qui pourrait très bien être le plan ultime (quoique dans des conditions où les USA auraient le monopole du contrôle). Le premier rang des partenaires manipulés de Washington entre dans le théâtre sud-est asiatique par des moyens à la fois maritimes et terrestres avec une implication anti-chinoise de l’Inde et du Japon qui augmente la pression (que ce soit sur le plan économique, des infrastructures, et / ou des manifestations militaires) pour des conflits par procuration à des niveaux sans précédent. Il convient de rappeler que l’Inde et le Japon ont chacun leurs propres intérêts, qu’ils pensent promouvoir à travers leurs engagements provocateurs. Et, pour être juste, certains gouvernements (comme au Myanmar, au Vietnam et aux Philippines) sont plus que disposés à le leur permettre, afin de récolter les avantages anti-chinois qui s’ensuivraient. Ceux-ci seront discutés plus à fond dans la section suivante, mais ce qu’il est important de réaliser, c’est que l’escalade pré-planifiée que les USA ont lancée dans la mer de Chine méridionale a servi d’excuse très pratique pour toutes sortes d’escalades parallèles depuis lors, dont chacune est liée au confinement de la Chine d’une manière aussi multilatérale que possible.

La coalition du confinement de la Chine

Pour accomplir la tâche gigantesque de contenir la Chine, une coalition informelle à grande échelle de toutes sortes d’États est en cours de formation, sous la tutelle américaine. L’auteur a exploré globalement cet engagement massif dans l’article Le projet d’OTAN Asiatique doit être arrêté, mais il est nécessaire de revoir certains de ces principes les plus importants afin de familiariser le lecteur avec le néo-confinement en cours. La Coalition du confinement de la Chine (CCC) est un néologisme utilisé pour décrire cette alliance de fait, avec ses deux composantes, maritime et continentale. L’utilisation la plus pertinente de la CCC se rapporte bien sûr à la mer de Chine du Sud et aux États-Unis, qui ont intérêt à maintenir la stabilité de chacun des membres actifs qui participent à ce théâtre géo-critique. Les USA peuvent cependant bricoler avec des menaces de guerres hybrides punitives pour garder certains des membres sous contrôle et / ou créer un front plausible pour justifier un engagement militaire plus profond de chacun d’eux, même si cela pourrait involontairement provoquer une spirale incontrôlée et conduire à des conséquences inattendues. Les possibilités de guerres hybrides pour chacun des pays de l’ASEAN (à la fois celles qui pourraient involontairement éclater au sein de la CCC et celles délibérément planifiées contre des cibles spécifiques) seront ultérieurement étudiées à fond dans ce travail. Mais l’accent est mis ici sur l’organisation générale et les relations de pouvoir au sein de la CCC.

Liste des Membres

La CCC est un bloc stratégique largement inclusif dont les membres ont leurs propres motivations pour contenir la Chine. Ce qui suit est une énumération des États impliqués, ainsi qu’une explication de ce qu’ils croient être leurs raisons égoïstes pour y participer.
USA
Washington est surtout motivé par des considérations géostratégiques concrètes, estimant que le confinement de la Chine est nécessaire pour prolonger indéfiniment l’hégémonie américaine sur l’Eurasie. La Chine est l’un des trois  puissants grands centres multipolaires qui repoussent la domination des États-Unis sur le supercontinent (les deux autres étant la Russie et l’Iran), et les États-Unis veulent obtenir un effet de levier géopolitique sur la Chine en contrôlant ses flux économiques vitaux sur mer et sur terre en Asie du Sud-Est. Les États-Unis craignent que la Chine émergente puisse diriger un système révolutionnaire de relations internationales post-modernes basées sur les avantages gagnant-gagnant, un vrai partenariat sur un pied d’égalité (le véritable concept derrière la tentative One Belt One Road) couplé à la hausse des capacités navales de Pékin. Ils estiment que la Chine pourrait devenir assez puissante pour affaiblir la mainmise unipolaire de Washington sur la région. Si le contrôle des États-Unis sur l’Asie du Sud commence à se détériorer, peut-être simultanément à un processus parallèle au Moyen-Orient, les États-Unis subiraient un coup géopolitique majeur à partir duquel leur contrôle hégémonique pourrait ne jamais être complètement rétabli.
Japon
L’État-île a toujours été le principal rival géopolitique et civilisationnel de la Chine, et les tensions actuelles entre les deux ne montrent rien d’autre qu’un retour de l’histoire fabriqué par la main américaine. Le Japon aspire à la direction de l’ensemble de l’espace Est et Sud-Est asiatique, estimant que sa supériorité navale historique et son identité maritime lui donnent le droit de jouer un rôle de premier plan dans l’orientation des événements régionaux. Pour ajouter un peu de substance à ses grandes ambitions, c’est aussi le seul pays, à part les États-Unis, qui a l’expérience d’un capital excédentaire et de la gestion nécessaire pour rivaliser avec la Chine dans le développement de ce bloc en croissance rapide. En outre, alors que l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de la conquête de l’Asie du Sud-Est par le Japon a été objectivement un moment très sombre et brutal pour la région, une grande partie des populations de ces pays, et leurs gouvernements, ont été poussés à une telle frénésie nationaliste anti-chinoise ces derniers temps qu’ils semblent prêts à oublier les faits négatifs de cette période pour ne garder que des connotations anti-colonialistes positives.

La pertinence de ce constat de nos jours est que les États-Unis ont largement réussi à convaincre les gens au Vietnam et aux Philippines que la Chine est le dernier colonisateur à se glisser dans la région, avec le message subtil qu’un Japon réformé, nonimpérialiste peut les libérer préventivement de leur servitude à venir. Tokyo veut déjà approfondir son emprise sur les marchés de l’ASEAN (à la fois commerciaux et militaires), et être littéralement appelé par certains membres de la région à le faire, avec le soutien total des États-Unis. C’est sans doute la meilleure stimulation de soft power que le Japon aurait jamais pu espérer. Le récit construit en jeu ici est que les méchants Chinois tentent de contrôler la région et ses ressources maritimes, tandis que le Japon, le bon gars anti-chinois, est prêt à faire ce qu’il faut pour contrer la Chine, les fiables États-Unis gardant un œil sur elle pour assurer qu’elle ne retombe pas dans ses habitudes colonialistes. L’ironie de l’affaire est que c’est le Japon et les États-Unis, et non la Chine, qui sont repliés sur une prise de pouvoir néo-colonialiste en Asie du Sud-Est, mais les services d’information unipolaires dans la région ont largement influencé leurs homologues européens en répétant mot pour mot les éléments de langage de ce schéma de pensée et diffusant une fausse réalité.
Inde
La stratégie de New Delhi dans tout cela est de limiter la montée de son rival géopolitique naturel. Pour cela, on l’a vu prendre une position progressivement plus affirmée dans la lutte autour de la crise de la mer de Chine méridionale. Le gouvernement de l’Inde a largement joué les timides avec la Chine dans son interaction pragmatique avec elle dans les cadres multilatéraux de grande envergure tels que l’AIIB, les BRICS et l’OCS, mais en étant nettement moins constructif quant aux relations bilatérales indirectes. Pour expliquer cela, les relations de l’Inde avec les États et les régions d’intérêt commun et la Chine ont tendance à être beaucoup plus compétitives et puent les intentions de jeu à somme nulle de la part de New Delhi, par exemple, lorsque qu’il s’agit d’aborder la liberté de navigation en mer de Chine méridionale conjointement avec le Japon ou de bloquer unilatéralement le Népal. Une guerre froide non déclarée mais clairement observable est en cours entre les deux grandes puissances asiatiques, bien que ni l’une ni l’autre ne soit prête à l’admettre publiquement. C’est dans ce contexte que l’Inde désire provoquer la Chine en Asie du Sud-Est. Bien qu’elle n’ait pas encore envoyé des navires de guerre dans la région, la possibilité n’a pas été  écartée explicitement par New Delhi, et il est tout à fait probable que l’Inde pourrait trouver un prétexte pour le faire à l’avenir (que ce soit sous la rubrique liberté de navigation ou en participant à une opération CCC multilatérale).

Ajoutons à cela que l’Inde est clairement dans une logique de montée en puissance de son bon droit et d’une confiance en soi retrouvée et encouragée par ses élites pour répandre son influence dans les régions environnantes. La soi-disant Route du Coton suggérée comme contre-poids institutionnel à la nouvelle Route de la Soie va probablement s’étirer en Asie du Sud-Est, compte tenu du lien historique entre l’Inde et la région qui a été décrit dans le deuxième chapitre. La base politique de l’Inde pour le faire est appelée Loi sur l’Est. C’est la version Modi de la politique beaucoup plus passive Regard sur l’Est de son prédécesseur. Cela comprend non seulement l’ASEAN, mais aussi le Japon et l’interaction entre ces deux États contrôlés en coulisse par les États-Unis au milieu de la géographie de l’Asie du Sud-Est qui sera bientôt décrite. La proximité physique est un catalyseur évident pour accélérer les relations bilatérales de l’Inde avec l’ASEAN et l’autoroute trilatérale entre l’Inde, le Myanmar et la Thaïlande (l’Autoroute ASEAN) est conçue pour intégrer physiquement le sous-continent SAARC au bloc ASEAN voisin. Il suffit de le dire, la réussite de ce projet infuserait directement l’Asie du Sud-Est avec un flux régulier d’influence économique et institutionnelle indien qui pourrait constituer un défi de taille pour la Chine. Son effet spécifique sur le pivot anti-chinois du Myanmar sera détaillé plus tard dans la recherche.
Viêt-Nam
Le chef de file continental de l’ASEAN pour la CCC a une aversion violente pour la Chine, en dépit du fait qu’elle soit son grand voisin et, ironiquement, aussi son plus grand partenaire commercial. À certains égards, cela joue dans la rhétorique anti-chinoise et les ambitions politiques de certaines élites de Hanoi, puisqu’elles ont pu présenter cela avec un succès suffisant comme une forme d’hégémonie chinoise, ce qui a incité le reste du gouvernement à une réaction nationaliste instinctive le conduisant à accepter de monter à bord du TPP américain. Le nationalisme anti-chinois est à un tel niveau parmi les éléments les plus influents de la direction du Vietnam que le pays, autrefois si fier de son indépendance, a même fait marche arrière sur ses principes historiques en s’alliant étroitement avec son ancien persécuteur américain dans la lutte contre son voisin du Nord. Comme cela a été discuté plus haut lors de la description de la longue histoire des relations sino-vietnamienne, il y a certainement une méfiance enracinée à l’égard de la Chine dans l’identité vietnamienne en raison de la longue période millénaire où le Vietnam a fait parti de l’Empire. Il est clair que les États-Unis ont exploité ce trait psychologique en planifiant un  dégel des différends en mer de Chine méridionale.

Les spécialistes de l’information de guerre ont probablement été consultés à l’avance afin de concevoir les moyens les plus efficaces pour égarer la population vietnamienne dans une interprétation de l’interventionnisme diplomatique américain non sollicité comme une agression chinoise. L’effet cumulé de cette manipulation de l’information nationaliste attrayante est que les forces anti-chinoises dans le pays l’ont emporté de manière décisive sur les forces plus pragmatiques. Le Vietnam a finalement choisi un alignement avec les forces unipolaires orientées qui encerclent militairement et économiquement la Chine. En devenant la tête de pont continentale des États-Unis dans la CCC, le Vietnam espère sans doute une acceptation américaine de ce qui sera probablement bientôt une nouvelle tentative de ressusciter son rôle de premier plan dans les anciennes terres françaises d’Indochine. Hanoi a encore une influence institutionnelle importante sur Vientiane [capitale du Laos, NdT] (notamment militaire et économique), mais elle est évidemment relativement en perte de vitesse depuis la fin de la guerre froide, alors que le Vietnam a, en urgence, tenté de rattraper son retard sur la Chine au Cambodge depuis que son armée s’est retirée en 1989 ré-ouvrant la porte à l’influence de Pékin. La contre-proposition du Vietnam à ces deux voisins [Cambodge et Laos, NdT] aux liens d’amitiés avec la Chine est de créer un prétendu triangle de développement entre eux, mais en réalité il ne servirait que de véhicule au retour de l’influence vietnamienne dans ces pays.
Les Philippines
L’ancienne colonie américaine est beaucoup plus faible que la Chine, quel que soit le critère, et sa population est facilement agacée par des techniques simples des marchands de peur. À son tour, elle se présente comme une cible tentante pour les opérations d’information anti-chinoises des États-Unis, qui en fin de compte reposent sur le retour de la présence du Pentagone dans cet archipel. L’empreinte américaine est partout aux Philippines en raison de la période coloniale post-Seconde Guerre mondiale (essentiellement une continuation de l’ancien régime mais sous l’étiquette à consonance plus acceptable d’indépendance). La présence dominatrice de Washington a eu pour effet collatéral prévisible d’engendrer de forts sentiments anti-américains qui se sont manifestés par la suite dans le renversement en 1986 du leader contrôlé Ferdinand Marcos et l’arrêté de 1991 pour le retrait militaire complet des États-Unis. La campagne militaire contre les séparatistes du sud et les terroristes musulmans (qui ont malheureusement fusionné en un mouvement semi-unifié qui a pour le moment largement discrédité les anciens mouvements) a entraîné le retour des forces spéciales américaines dans le pays en 2002 sur la base d’une coopération anti-terroriste.

L’insurrection intermittente qui a été combattue depuis a fourni le prétexte nécessaire pour intégrer «du personnel militaire US plus profondément dans le pays jusqu’à faire partie intégrante des outils anti-terroriste philippins». Mais ce n’a pas été suffisant pour le retour complet des forces que le Pentagone avait initialement à l’esprit. Le Pivot vers l’Asie de 2011 et l’agitation américaine ultérieure sur le différend en mer de Chine méridionale a permis d’attiser un sentiment nationaliste dans le pays, professionnellement canalisé par les États-Unis et leurs agents d’information affiliés (à la fois les formels, la TV et le web, et les informels tels que les ONG) dans un sens anti-chinoise intéressé. Le plan des États-Unis était d’inciter les Philippines, pays anciennement colonisé par eux, à inviter au retour d’une présence militaire américaine dans le pays pour défendre son influence en mer de Chine méridionale face à une Chine agressive. Même alors, les sensibilités politiques nationales opposées à un tel mouvement font remonter une forte émotion, c’est pourquoi les États-Unis ont dû utiliser par euphémisme un accord de coopération de défense renforcée en avril 2015, qui leur a donné le droit de faire périodiquement tourner leurs troupes sur 8 bases philippines, mais buté contre un contrôle formel des installations. À toutes fins utiles, cela revient au même, mais c’est décrit différemment par l’échappatoire de la rotation afin d’apaiser les Philippins patriotes qui sont totalement opposés à un retour de l’armée américaine sur le sol national autrefois dominé.

La situation actuelle aux Philippines est effectivement un peu paradoxale pour une population largement nationaliste et fière. Beaucoup de gens sont apathiques (ou même  bienveillants) face au retour des forces américaines dans leur pays, après avoir été induit en erreur au point de croire qu’une réoccupation par leur ancien occupant, qu’ils avaient évincé précédemment, est en quelque sorte préférable à un partenariat pragmatique et total avec la Chine. Cette contradiction, source de confusion, ne sert qu’à démontrer l’efficacité des opérations de guerre de l’information des États-Unis, et indique aussi le niveau de soumission et de collaboration total des différents éléments de l’élite philippine. Les personnalités politiques qui soutiennent publiquement un retour militaire des États-Unis aux Philippines, soit ne réalisent pas, par naïveté, que ce n’est qu’une répétition du même plan impérialiste, soit, de façon plus réaliste, en sont bien conscientes, mais se sont positionnées de façon à tirer profit assez grassement de cet arrangement. On ne peut souligner assez à quel point cela contrevient à l’intérêt national des Philippines de voir le pays réinviter l’armée américaine à revenir sur son territoire, et tandis que les particuliers pourraient être pardonnés d’avoir été victime de la guerre de l’information nationaliste et anti-chinoise enragée menée par les USA, leurs élites dirigeantes n’ont pas de telles excuses et sont entièrement complices de la réoccupation de leur pays.
Australie
L’implication de Canberra dans la CCC est minime, mais symbolique, et prouve jusqu’où l’Australie est prête à aller pour se comporter comme une petite Amérique dans son coin de l’Asie du Sud-Est. Les élites australiennes sont généralement animées par des ambitions politiques qui ne correspondent pas au potentiel réel de leur pays-continent, et froisser militairement les plumes de la Chine dans un jeu de poulet aux enjeux élevés en fait certainement partie. Cela révèle que l’Australie a ffectué des vols de provocations sur la liberté de navigation  au-dessus de la mer de Chine méridionale, bien qu’elle ait formellement des relations positives avec la Chine par le biais d’un accord de libre-échange signé récemment. À ce stade, il est nécessaire d’établir une distinction entre les loyautés économiques et militaires de l’Australie, qui ne correspondent pas entre elles. L’ALE avec la Chine fait allusion à un semblant de pragmatisme, mais la loyauté militaire stratégique de l’Australie à l’égard des États-Unis est tout à fait contre-productive pour opérer des percées plus importantes que pourrait le permettre un seul pacte économique à l’avenir. L’élimination évidente de l’intérêt national que cela implique est symptomatique du complexe d’infériorité des élites politiques australiennes actuelles vis-à-vis des États-Unis et d’autres pays occidentaux. Pourtant Canberra semble avoir l’intention de marquer des points avec ses pairs anglo-saxons et gagner leur parrainage sous peine de compromettre concrètement ses liens avec son premier partenaire économique.

Cette politique à courte vue est intrinsèquement intenable et ne peut pas continuer indéfiniment. Cependant, il est probable que la Chine réponde à toutes les mesures économiques punitives si peu de temps après la signature de l’ALE. En outre, l’Australie a fait le pari que la Chine a plus besoin de ses ressources en fer que l’Australie a besoin de ce patronage économique (bien que ce soit un pari douteux). Mais étant donné que l’arrangement est mutuellement bénéfique pour le moment, Beijing n’est pas enclin à le couper brutalement. Pourvu que l’Australie maintienne ses provocations au strict minimum et à l’intensité la plus basse possible, la Chine va probablement les ignorer, à part éventuellement publier une déclaration très ferme contre elle. Il est cependant très difficile de maintenir un tel équilibre artificiel alors que les États-Unis encourageront inévitablement  l’Australie à en faire plus à l’avenir. L’Australie estime également que les provocations anti-chinoises actuelles lui permettront de se rapprocher de certains de ses nouveaux partenaires de libre-échange de l’ASEAN, mais eux aussi (surtout le Vietnam et les Philippines) uniront probablement leurs forces avec les États-Unis en appelant à une présence australienne plus active en mer de Chine du Sud.

Canberra n’a probablement pas prévu cela quand il a initialement signé la CCC (quel faible engagement cela pourrait être), et il sera par conséquent pressé de prendre une décision difficile et de choisir entre ses principaux partenaires économiques et stratégiques ( la Chine et les États-Unis, respectivement). La mise en garde, cependant, est qu’avec la dépendance de la Chine à l’égard de l’Australie via les achats de minerai de fer, celle-ci sera réticente à prendre des mesures concrètes contre son partenair», même s’il augmente son activité anti-chinoise. Et ce jusqu’à ce qu’elle trouve un troisième partenaire majeur pour diversifier ses importations en provenance de pays comme le Brésil, elle sera probablement encline à préserver le statu quo des relations économiques. D’autre part, comme l’ALE est en plein essor et commence à impliquer plus activement des secteurs hors de la seule exploitation minière, il est possible que la Chine puisse établir quelques points d’appui stratégiques imprévus dans l’économie australienne qui pourraient être utiles pour uniformiser les règles du jeu et dissuader toute agression australienne totalement inutile dans la mer de Chine du Sud. [Sans compter la grande diaspora chinoise en Australie, NdT]

Hiérarchie de la puissance

La CCC opère sous une hiérarchie de puissance simple qui est expressément dominée par les États-Unis. Ce mécanisme peut être conceptualisé par le modèle simple ci-dessous:
pic01
Le modèle suivant ajoute des détails sur le cadre et l’adapte aux spécificités de la mission en mer de Chine du Sud de la CCC:
pic02
Il est assez facile de comprendre le flux de pouvoir dans les hiérarchies précitées. Les États-Unis, exécuteurs militants de l’unipolarité, ont en partie délégué leurs responsabilités régionales aux deux partenaires de confiance qu’ils contrôlent, l’Inde et le Japon. Les trois (quoique à des niveaux différents et à des degrés divers) coopèrent avec le Vietnam et les Philippines, les ayants- droit par procuration les plus géopolitiquement pertinents de la CCC en mer de Chine du Sud. Fermant la marche, l’inclusion potentielle de l’Indonésie dans le TPP donnerait un sérieux coup de pouce aux efforts économiques de la CCC, alors que la présence militaire de l’Australie, bien qu’extraordinairement minime pour le moment, pourrait être renforcée par une contribution un peu plus percutante à l’avenir.

Le concept est également pertinent pour expliquer les activités de la CCC dans l’ASEAN continentale, avec à peine quelques modifications d’adhésion nécessaires:
pic03
Les deux premiers niveaux et leurs motivations de puissance restent les mêmes dans cette adaptation, les seules différences étant que le Myanmar se substitue aux Philippines et que l’Australie est retirée de l’équation. Le raisonnement est évident, étant donné que les Philippines n’appartiennt pas à la partie continentale de l’Asie du Sud et que  l’Australie n’a aucune possibilité réaliste d’aider militairement une opération de la CCC dans cette région. On peut aussi citer la base du Royaume-Uni au Brunei qui donne une faible possibilité de remplacer l’Australie comme acteur militaire auxiliaire dans ce cadre. Mais même cela semble peu probable surtout en raison du fait que la partie continentale de toute campagne de confinement à venir se traduira par beaucoup moins de présence militaire directe pour tous les acteurs. Comme on le verra plus loin dans la recherche, il est beaucoup plus plausible que les guerres hybrides seront utilisées à la place du style de confinement militaire conventionnel que l’on peut voir actuellement dans la mer de Chine méridionale.

Convergences géopolitiques

Les deux modèles conceptuels cités ci-dessus illustrent bien les convergences géopolitiques entre les missions maritimes et continentales de la CCC, où le Vietnam fonctionne comme élément proxy faisant le pont entre elles en raison de sa double identité. Le Vietnam est une nation maritime à cause de son vaste littoral et ses revendications sur une partie de la mer de Chine du Sud, mais il est tout autant un pays continental et a le potentiel pour rétablir sa sphère d’influence sur le Laos et le Cambodge, deux des partenaires de l’ASEAN les plus importants de la Chine. Cela le rend d’autant plus significatif pour les États-Unis et explique leur contrôle dissimulé pour entrer dans les bonnes grâces de ce partenaire afin d’exploiter pleinement l’avantage géopolitique que cela leur procurerait dans leur objectif d’une CCC partagée.

Quelques détails méritent d’être développés afin de comprendre les nuances de la mission globale de la CCC dans chacun de ces deux sous-théâtres.
Maritime
Si on regarde la région maritime d’abord, l’espace commun entre le Vietnam et les Philippines est la mer de Chine du Sud et les myriades d’îles entre eux, ce qui explique l’accent mis actuellement sur les survols provocateurs de bombardiers pour la liberté de navigation et le passage des navires de guerre. Il y a peu de choses, en termes d’asymétrie stratégique, que les États-Unis et ses alliés peuvent faire dans la lutte contre la Chine. Donc pour une large part (sauf pour les innovations militaro-techniques créatives), la dynamique de l’alliance classique prédomine sur ce vecteur de la concurrence géopolitique. Par conséquent, les événements ici sont beaucoup plus prévisibles, car ils se résument à savoir si oui ou non il y aura un affrontement militaire direct entre la Chine et la CCC, bien que la situation soit de plus en plus tendue et dramatique au fur et à mesure que les États-Unis provoquent la Chine par leurs actions.

Finalement, il semble presque inévitable que l’un ou l’autre côté perde son sang-froid et prenne une décision regrettable, mais même dans ce cas, les conséquences pourraient être contenues. L’exception se produirait dans les circonstances où les États-Unis auraient choisi d’intensifier un engagement entre la Chine et l’une ou l’autre de leurs procurations géopolitiques (le Vietnam ou, plus probablement, les Philippines) au point d’amener leurs partenaires sous contrôle (l’Inde, mais de manière plus prévisible, le Japon) à fournir un soutien indirect de secours et à institutionnaliser la CCC. Ce scénario est plus facile à saisir si le lecteur remplace les Philippines par l’Ukraine et la Chine par la Russie, ce qui permet de percevoir des continuités structurelles stratégiques entre les deux opérations de confinement eurasiennes. Tout comme l’agression contre le Donbass provoquée par les États-Unis en Ukraine a créé un prétexte pour l’OTAN d’approfondir son implication dans des affaires anciennes, de même une agression provoquée par les Philippines contre la Chine serait possible en mer de Chine méridionale, qui servirait de prétexte à la CCC (en particulier ses éléments US et japonais) pour s’ancrer davantage dans la nation insulaire.

Malgré cela, la dynamique du rapport entre la Chine et la CCC reste en grande partie linéaire et classique, ce qui la rend prévisible dans une large mesure. On ne peut cependant pas dire la même chose  pour la partie continentale de cette rivalité.

Territoire continental

Les choses sont infiniment plus complexes, et donc dangereuses, dans la stratégie de la CCC pour l’ASEAN continentale. Comme on le voit à partir du modèle mentionné ci-dessus, le Myanmar et le Vietnam sont les serre-joints géopolitiques dans ce sous-théâtre, chacun tombant plus profondément sous l’influence et  la surveillance de leur marionnettiste caché. Par exemple, l’autoroute ASEAN de l’Inde servirait à positionner New Delhi comme l’un des partenaires économiques les plus vitaux du Myanmar, tandis que le Japon investit fortement dans tous les secteurs de l’économie du Vietnam et est l’un de ses partenaires stratégiques les plus importants. La Thaïlande, le Laos et le Cambodge sont positionnés de manière critique entre les mandataires de la partie continentale de la CCC, avec des projets d’investissement japonais destinés à créer un pont pour combler stratégiquement l’écart physique entre eux.

Par exemple, la Banque asiatique de développement (ADB, communément comprise comme un outil institutionnel de la politique américano-japonaise) et les investissements directs japonais sont utilisés pour aider à financer un grand nombre de projets intégrationnistes physiques polygonaux dans la région du Grand Mékong (jargon officiel de l’ADB pour l’Asie du sud continentale ainsi que le sud de la Chine). Il faut garder à l’esprit que le financement de la CCC s’étend la plupart du temps (mais pas exclusivement) aux Corridors Est-Ouest et Sud qui pointent des deux côtes de l’ASEAN continentale, et que le Japon construit les sections thaïlandaises de deux projets ferroviaires à grande vitesse. Tokyo est aussi un investisseur important dans la SEZ de Dawei au Myanmar. Donc pris ensemble avec ses ambitions de chemin de fer, il est évident que le Japon a jalonné ses intérêts pour le Grand Mékong afin de faciliter les projets d’infrastructure conjoints entre les deux côtes de la région.

L’image ci-dessous montre ces derniers et les autres projets associés:

GMS-TransportCorridor_30_Lo-Res_30 

La ligne rouge de la Chine vers la Thaïlande est la Route de la Soie ASEAN mentionnée plus tôt dans le travail, c’est la route d’évasion de la Chine pour échapper au piège de la mer de Chine méridionale que la CCC met en place. Bien que la carte suggère qu’elle pourrait courir à la fois à travers le Myanmar et le Laos, il est très peu probable que cela soit jamais construit (et encore moins reste sécurisé) dans une région en grande partie tenue par les rebelles. La nature changeante de la politique intérieure au Myanmar, qui se déplace rapidement le long d’une trajectoire pro-occidentale, est aussi de mauvais augure pour la faisabilité politique de cette voie. Il est beaucoup plus probable que la Route de la Soie de l’ASEAN de la Chine (formellement décrite par l’ADB comme le Corridor Nord-Sud) demeurera complètement dépendante du Laos pour son accès de transit vers la Thaïlande, la plaque tournante des infrastructures de la région du Grand Mékong. En fait, la Chine est actuellement en mouvement avec deux projets simultanés de chemins de fer destinés aux Thaïlandais, celui du corridor central faisant partie intégrante des actuels plans de construction de chemin de fer de Pékin, et c’est cette artère supplémentaire qui est prévue pour former la base réelle de la Route de la Soie de l’ASEAN.

Se souvenant qu’il a été précédemment écrit que le Cambodge est un allié structurellement peu fiable de la Chine en raison du manque d’infrastructures conjointes directes allant vers son partenaire, le lecteur pourrait en tirer la conclusion que le Laos et la Thaïlande sont les seuls véritables partenaires géopolitiques de la Chine dans l’ASEAN continentale. La situation avec le Cambodge pourrait théoriquement être corrigée et le partenariat bilatéral considérablement renforcé, bien au-delà de sa nature déjà positive et pragmatique, par l’achèvement de la partie cambodgienne de la route du Corridor central à travers le Laos. Ce projet est cependant loin d’être une priorité par rapport au Corridor Nord-Sud, beaucoup plus stratégique et urgent, et au Corridor Centre-Nord-Sud reliant la Chine à la Thaïlande. Ces projets acquièrent une telle importance stratégique précisément parce que le pivot vers l’Ouest du Myanmar réduit rapidement les perspectives que le Corridor du pipeline Chine-Myanmar puisse jamais développer son potentiel économique tous azimuts comme cela avait été envisagé à l’origine. Et aussi parce que la Route de la Soie de l’ASEAN pourrait être modifiée près de son extrémité dans la queue de la Thaïlande par un terminal qui doit être construit le long de la façade sur l’océan Indien (techniquement la mer d’Andaman). La Thaïlande pourrait même ne pas avoir les conditions portuaires ou les ports appropriés dont la Chine devrait planifier la construction pour son plan d’urgence ultime. Mais cela ne veut pas dire que la Chine ne pourrait tout simplement pas construire tout ce dont elle a besoin dans la situation géographique souhaitée, compte tenu des miracles d’ingénierie qu’elle réalise en mer de Chine méridionale.

Le double flanc indo-japonais

Il est pertinent à ce stade de mettre en évidence le concept géopolitique guide de la CCC pour la lutte contre la Chine dans la région du Grand Mékong (ASEAN continentale), le double flanc indo-japonais. Il a été jusqu’ici décrit que la principale voie d’approche de l’Inde dans la région se faisait par l’autoroute de l’ASEAN à travers le Myanmar (le corridor de l’Ouest, comme le décrit l’ADB dans le plan précité), alors que la stratégie du Japon a été de relier les deux littoraux par les corridors Sud-Ouest et Sud. Ce qui semble se passer ici est que l’Inde se déplace vers l’est dans la région tandis que le Japon se déplace vers l’ouest, et leur point de convergence ultime est la Thaïlande, qui se trouve être également l’objectif principal de la Chine.

Comme toute stratégie traditionnelle par les flancs, la cible se déplace linéairement tandis que les adversaires cherchent les flancs simultanément à partir de deux angles. Dans cette situation réelle, la Chine déplace ses flux vers le sud alors que l’Inde et le Japon se précipitent pour la bloquer par leurs avancées respectives à l’Ouest et à l’Est. Parlant géostratégie, le plus grand point de friction pour toutes les parties se trouve au niveau ou à proximité des intersections perpendiculaires prévues des projets unipolaires et multipolaires dans le Nord et le Centre de la Thaïlande. D’un point de vue théorique, c’est là que l’on serait tenté de croire qu’un conflit d’intérêts pourrait se produire. La réalité est un peu différente, cependant, car il est techniquement possible pour la Thaïlande d’accueillir les deux projets géopolitiquement divergents et de créer une situation ultime gagnant-gagnant pour tout le monde.

Aussi bénéfique que cela puisse être pour toutes les parties directement impliquées, les stratèges américains ne demandent qu’à différer ce plan, car leur but ultime est de maintenir la CCC fermement sur son cours anti-chinois et de ne pas voir leurs principaux soutiens (Inde et Japon) partiellement dissuadés par un intérêt stratégique partagé avec Pékin, qui dans ce cas serait la stabilité de la Thaïlande.

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Andrew Korybko est un commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride.

Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici 

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