mercredi 23 novembre 2016

Jay Forrester : l’homme qui a vu l’avenir

Article original de Ugo Bardi, publié le 18 Novembre 2016 sur le site Cassandra Legacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

 

Jay Wright Forrester (1918-2016) peut avoir été la source d’inspiration pour Hari Seldon, un personnage fictif dans la série de la Fondation d’Isaac Asimov. Dans les romans d’Asimov, Seldon développe des «équations pyscho-historiques», qui lui permettent de prédire l’effondrement imminent de l’Empire Galactique. Dans le monde réel, Forrester a développé des «équations de dynamique de système», qui lui ont permis de prédire l’effondrement imminent de la civilisation humaine moderne. Les prédictions ont été ignorées par les puissances impériales de l’univers fictif et réel.


Jay Forrester, l’un des grands esprits du XXe siècle, est mort à 98 ans, il y a quelques jours. Sa carrière a été longue et fructueuse et on peut dire que son travail a changé l’histoire intellectuelle de l’humanité de diverses manières, en particulier pour le rôle qu’il a eu dans la naissance du rapport du Club de Rome Les limites de la croissance.

En 1969, Forrester était membre du corps professoral du MIT, lorsqu’il a rencontré Aurelio Peccei en Italie. À cette époque, Peccei avait déjà fondé le Club de Rome, dont les membres s’inquiétaient des limites des ressources naturelles que la Terre pouvait fournir. Ils essayaient de comprendre quelles en seraient les conséquences pour l’humanité. D’après ce que Peccei a écrit, il semble clair qu’il voyait la situation principalement en termes malthusiens, pensant que la population humaine aurait été en croissance jusqu’à atteindre les limites des ressources, puis stagner, tenue en échec par les famines et les épidémies. La principale préoccupation de Peccei et du Club de Rome était d’éviter les souffrances humaines, en assurant une répartition équitable de ce qui était disponible.

La rencontre avec Forrester a changé cette vision de manière que, peut-être, ni Peccei ni aucun membre du Club n’aurait imaginé. Dans les années 1960, les modèles de Forrester étaient déjà bien avancés. Basés sur une méthode de calcul complètement nouvelle que Forrester avait baptisée «dynamique du système», les modèles ont pu prendre en compte la manière dont les nombreuses variables d’un système complexe interagissaient les unes avec les autres et évoluaient dans le temps.

Il en a résulté l’étude que le Club de Rome a commandée à Forrester et à son groupe de recherche : simuler l’avenir de l’humanité sur une période de plus d’un siècle, jusqu’en 2100. Forrester lui-même a préparé une étude complète intitulée World Dynamics, qui a été publiée en 1971. Un groupe d’étudiants et de collègues de Forrester a préparé une étude plus étendue, intitulée The Limits to Growth, devenue une véritable révolution intellectuelle en 1972.

La Dynamique du système de Forrester a fourni des résultats qui ont prouvé que Malthus avait été optimiste. Loin d’atteindre les limites de la croissance et d’en rester là, comme Malthus l’avait imaginé, la civilisation humaine allait dépasser les limites et continuer à croître, pour seulement s’effondrer plus durement après. Le problème n’était pas seulement celui d’une répartition équitable des ressources disponibles, mais d’éviter l’effondrement de toute la civilisation humaine. Les calculs ont montré que ce scénario était possible, et qu’il fallait donc arrêter la croissance économique. C’était quelque chose que personne, à l’époque comme maintenant, ne pouvait même imaginer faire.

Vous savez comment les choses se sont passées : j’ai raconté l’histoire dans mon livre The Limits to Growth Revisited. Le travail de Forrester a été pour une grande part ignoré, mais l’étude la plus connue, Les limites de la croissance, a été non seulement rejetée mais plus encore diabolisée activement. La légende des «fausses prédictions» de l’étude a été créée et elle s’est tellement répandue, qu’elle est encore largement partagée. Pourtant, la révolution intellectuelle qu’a été la création de la dynamique du système n’a jamais complètement disparu et, aujourd’hui, la modélisation mondiale est de retour. Nous devons étudier l’avenir en ces temps de grande incertitude. C’est difficile, sans gratification et souvent nous nous égarons. Mais il faut continuer à essayer.

Peut-être que l’accomplissement inconnu de Forrester a été d’avoir inspiré Isaac Asimov pour le personnage de Hari Seldon, dans la célèbre série Fondation qu’Asimov a écrite à partir des années 1950. Nous n’avons aucune preuve qu’Asimov ait jamais rencontré Forrester ou connu son travail, mais ils vivaient à Boston en même temps, donc c’est possible. Ensuite, Hari Seldon et Jay Forrester partagent des traits similaires : les deux sont des scientifiques qui ont développé des méthodes puissantes pour la prédiction de l’avenir. Seldon développe un champ connu sous le nom de «psycho-history» alors que Forrester a développé la «dynamique du système». Dans les deux cas, les équations prédisent que la civilisation subira un effondrement. Dans les deux cas, les scientifiques ne sont pas crus par les autorités impériales de leur époque, fictionnelles ou réelles.

Dans l’histoire d’Asimov, Seldon continue à créer Fondation, une planète où les réalisations de la civilisation sont maintenues vivantes et seront utilisées pour reconstruire une nouvelle civilisation, après l’effondrement de l’ancienne. Le plan réussit dans l’univers fictif d’Asimov. Dans notre cas, la vraie Terre du XXIe siècle, personne ne semble être en mesure de créer un refuge sûr pour les réalisations de la civilisation que nous pourrions utiliser après l’effondrement. Voyant comment les choses se passent, peut-être est-ce le seul espoir qui reste ?

Mais, peut-être, Asimov n’était pas directement inspiré par Forrester pour son Hari Seldon. Il a peut-être été inspiré par l’archétype du sage qui, dans l’histoire humaine, a été joué par des gens comme Merlin, Laozi, Kong Fuzi, le prince Gautama, Socrate et bien d’autres. Peut-être que Jay Forrester mérite d’être cité parmi ces sages d’autrefois. Peut-être que la sagesse que Forrester nous a donnée nous tombera dans la main, dans le futur difficile qui nous attend.

Les réalisations de Forrester sont nombreuses, en dehors de celles de World Modeling. Il a développé une mémoire d’ordinateur magnétique complètement nouvelle qui est devenue la norme mondiale, il a développé un langage de programmation complet (appelé dynamo), il est l’initiateur de plusieurs idées fondamentales dans la gestion de système : l’effet bullwhip, le concept de «dynamique urbaine», de la «dynamique industrielle» des «points de levier» dans les systèmes complexes, et bien plus encore. Un vrai génie de notre temps.
 
Ugo Bardi
 


Note du traducteur 

Ugo Bardi passe à côté du fait de notre époque. La Russie est probablement cet eldorado qui pourrait servir de point de départ, si l'Occident s'effondre. Les sanctions l'ont isolée, l'ont forcée à combler ses manques en termes de résilience, dans l'agriculture notamment, et une agriculture naturelle en plus. La Russie sort aussi d'un effondrement qui a aguerri sa population, l'a dotée d'une classe de dirigeants connectée à la réalité des faits. La Russie possède des réserves énergétiques abondantes et un vaste territoire relativement préservé, ainsi qu'un haut niveau technique couplé à une civilisation orthodoxe, elle aussi en prise avec la réalité, prônant une transcendance «raisonnable», si je puis dire.

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