lundi 12 décembre 2016

Guerre hybride 8. Stratégies de guerre hybride contre l’Afrique (IIB) 1/2

Article original de Andrew Korybko, publié le 2 Décembre 2016 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr



La première partie de la recherche sur la Corne de l’Afrique a décrit la dynamique politique régionale d’État à État et il est maintenant temps d’approfondir les positions stratégiques de chaque pays.

Hybrid Wars 8. Strategies Against Africa – Introduction 

Cela permettra de mettre l’accent dans la dernière section sur les vulnérabilités de la guerre hybride dans la région et d’être plus compréhensible pour le lecteur, étant donné que quelques-uns des scénarios exigent certainement des informations de base détaillées afin de bien comprendre la manière dont les États-Unis entendent les appliquer efficacement.

 

Somalie

Aperçu

Ce pays déchiré par la guerre civile semble avoir dépassé le pic de sa crise après plus de deux décennies et il est finalement sur la voie de la reprise, même si elle sera probablement prolongée et musclée et qu’elle pourrait prendre quelques dizaines d’années pour s’exprimer pleinement. À ce stade, Mogadiscio lutte pour faire valoir son autorité dans tout le reste du pays, et c’est là que se pose le principal obstacle à tout effort de reconstruction efficace. La Somalie a été démembrée, dans le sang, en une poignée de territoires dirigés par des seigneurs de la guerre, dont aucun ne veut vraiment céder à d’autres sa souveraineté durement acquise, et encore moins à une autorité centrale responsable pour tous. Pour tenter de s’adapter à cette réalité, la Somalie a mis en place un système fédéral en 2012, même si elle avait des plans transitoires depuis 2004.

Malgré le fait que les États-Unis ont officiellement reconnu les autorités de Mogadiscio en 2013, il est pratiquement impossible de parler d’un gouvernement national et cela restera ainsi probablement dans un avenir indéfini. Les militaires officiels n’ont ni la capacité ni le soutien international pour combattre simultanément les terroristes d’Al Shabaab (qui se sont révélés être une menace formidable et déstabilisante sur le plan international) et les « seigneurs de la guerre fédéraux ». Plus que probablement, la Somalie ne retrouvera jamais l’unité politique cohérente qu’elle avait autrefois, avant 1991, et c’est une réalité géopolitique que le gouvernement fédéral, ses diverses principautés de seigneurs de la guerre et la communauté internationale semblent prêts à accepter et à gérer. Avec tous les défis que cela promet, il y a aussi quelques occasions à exploiter pour des acteurs intéressés et ambitieux.

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Institutionnalisation des seigneurs de la guerre

Le principal facteur intérieur qui définit l’avenir géopolitique de la Somalie est la mise en œuvre du fédéralisme qui, dans son contexte particulier, se traduit par une institutionnalisation des seigneurs de la guerre dans tout le pays. Il n’était pas possible pour le gouvernement de Mogadiscio de réaffirmer le contrôle sur le reste du pays, et la montée en puissance de l’Union des tribunaux islamiques (UTI) a prouvé à quel point les acteurs non étatiques radicaux pouvaient devenir plus forts que leurs gouvernements d’accueil. À bien des égards, la montée de l’UTI a précédé la montée de Daesh, et il est certainement approprié de considérer les deux comme stratégiquement et même tactiquement liés, au sens large. À côté de la montée de l’UTI, on a vu l’autonomisation et l’auto-proclamation de l’État indépendant du Somaliland et de son homologue autonome, mais non séparatiste, du Puntland. La capitale a eu beaucoup de difficulté à exercer son autorité sur son territoire. Alors que le Puntland est toujours fidèle à l’État somalien, le Somaliland s’efforce de devenir indépendant, et il se comporte déjà de facto comme tel. Les autres régions de Galmudug, de l’État du Sud-Ouest et du Jubaland sont plus sous l’influence de Mogadiscio que les deux ci-dessus, mais la capitale fédérale n’a toujours pas la pleine et totale souveraineté sur tout son territoire et toutes ses activités.

Il convient de préciser à ce stade que les régions qui viennent d’être décrites sont constituées de certaines des 18 provinces distinctes reconnues par la loi dans le pays et que si la Somalie n’est pas officiellement divisée en plusieurs régions fédérales différentes, la réalité du terrain démontre que tel est le cas et que cela restera probablement ainsi. Il est donc important de se rappeler que les constructions régionales mentionnées ne sont pas formellement reconnues par la Constitution de 2012 mais reflètent plutôt les réalités trans-provinciales de la mise en œuvre du fédéralisme identitaire des réalités basées sur les clans et les seigneurs de la guerre en Somalie.

Voici une carte approximative de la distribution régionale de facto :

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  • Rouge : Somaliland.
  • Jaune : Puntland.
  • Hachures rouges et jaunes : territoire disputé entre le Somaliland et le Puntland, principalement contrôlé par le premier pour le moment.
  • Vert : Galmudug.
  • Blanc : Mogadiscio et ses alentours.
  • Bleu : État du Sud-Ouest.
  • Violet : Jubaland.
Comme il ressort de ce qui précède, le Somaliland et le Puntland sont d’une importance critique pour contrôler la mer d’Aden et l’entrée du détroit de Bab-el-Mandeb qui la relie à la mer Rouge. Cela explique pourquoi les Émirats arabes unis prétendent construire une installation navale dans le Somaliland, qui est beaucoup plus développé, stable et indépendant que le Puntland (qui est le lieu de résidence de la plupart des pirates notoires de la dernière décennie). Le différend territorial entre ces deux États ne semble pas en voie de se transformer en un conflit important, mais si l’ancien président du Puntland réussit à convertir sa candidature à la présidence nationale, il pourrait évidemment conclure un accord avec Mogadiscio et peut-être même la communauté internationale (représentée le plus directement par les forces de l’Union africaine en Somalie, l’AMISOM) pour obtenir leur soutien en faisant un mouvement militant pour régler ce conflit une fois pour toute sous prétexte de promouvoir l’unité nationale et de lutter contre le sécessionnisme. On passerait probablement à une autre phase de la guerre civile du pays, profitant des succès politiques internes enregistrés au cours de la dernière décennie.

Dans un avenir immédiat, toutefois, le Somaliland devrait rester farouchement indépendant et ne cédera rien, inutilement, de sa souveraineté de fait à Mogadiscio, à moins qu’il n’y gagne (ou pense pouvoir gagner) beaucoup plus d’avantages qu’il ne le croit en acceptant des compromis. Le fait que le Somaliland soit, à toutes fins utiles, un État indépendant de facto, mais non reconnu, et continuera d’être traité comme tel par divers acteurs intéressés comme les EAU, il convient également de parler des autres domaines d’influence étrangère apparaissant en Somalie et comment ils se rapportent à la dynamique internationale plus large de la région de la Corne de l’Afrique. Jubaland, le territoire coloré de violet le long de la frontière du sud-ouest du pays, est la tranche de Somalie que l’État d’Afrique de l’Est du Kenya traite unilatéralement comme sienne, en envoyant parfois des forces militaires et en y conduisant des frappes aériennes pour combattre Al Shabaab. La prochaine section de cet article sur l’Afrique de l’Est, qui concerne ce pays en particulier, expliquera la crainte du Kenya vis-à-vis du nationalisme somalien et d’Al Shabaab, mais pour l’instant il suffit de savoir que Nairobi évalue Jubaland comme étant dans sa sphère d’influence exclusive, opérant de fait comme un État tampon en isolant le pays du reste des malheurs de la déstabilisation de la Somalie.

En ce qui concerne les autres, il reste à voir exactement sous quelles influences étrangères ils vont tomber, mais il est raisonnable d’affirmer que l’Éthiopie aura toujours un intérêt dans leurs activités. En rétrospective de l’intervention antiterroriste de 2006 contre l’ICU, l’Éthiopie est entrée dans le pays par les régions qui sont maintenant généralement identifiées comme Galmudug, Mogadiscio et le Sud-Ouest, soulignant ainsi l’importance d’Addis-Abeba pour influer directement les événements intérieurs somaliens. Il est prévu que cette réalité géopolitique demeurera constante, même si l’on ne sait pas jusqu’à quel point l’Éthiopie pourra influencer ces régions à l’avenir et si elle y parviendra ou non avec une autre intervention antiterroriste. Ce dernier scénario n’est pertinent que si Al Shabaab lance une invasion transfrontalière de type Daesh visant à établir un califat terroriste ou s’il déclenche une sorte de provocation similaire dans cette vaste région somalienne anciennement appelée Ogaden. Si cela se produisait, l’Éthiopie pourrait finir par répéter son opération de 2006 et, par la suite, occuper aussi des parties du pays durant les prochaines années. Cela dépend toutefois des capacités des militaires sur la durée et d’une crise domestique telle qu’une lutte séparatiste (pré-planifiée et temporisée) contre les nationalistes oromistes, qui pourrait l’obliger à hâter un retrait précoce et à se concentrer davantage sur ses menaces les plus immédiates et purement internes.

En résumé, la mise en œuvre du fédéralisme identitaire dans le contexte national spécifique de la Somalie et dans ses conditions sociopolitiques a, en effet, institutionnalisé les seigneurs de la guerre qui prévalent dans le pays depuis des décennies, et cela pose des défis évidents aux autorités fédérales de Mogadiscio. Cela apporte aussi certaines opportunités aux États étrangers pour préciser définitivement les sphères d’influence qu’ils envisagent. Cet état de choses est le plus mutuellement visible dans le petit État, indépendant de facto, du Somaliland, mais il peut également se produire dans n’importe lequel des autres, surtout si une crise politique intérieure à venir les amène à couper les liens établis avec Mogadiscio et à employer leurs milices respectives pour se créer dans le sang un fief plus souverain sur leurs territoires. En outre, les domaines d’influence mentionnés ne sont pas toujours mutuellement acceptés par la région hôte envisagée et par leur partenaire étranger puisque, comme dans le cas du Kenya ci-dessus avec le Jubaland et de l’Éthiopie avec Galmudug, Mogadiscio et le Sud-Ouest, une action étrangère unilatérale pourrait être imposée selon l’avancement des intérêts subjectivement définis de chaque État intervenant.

La curée sur la Somalie

Cette réalité géopolitique nationale coïncide directement avec les détails susmentionnés sur l’institutionnalisation des seigneurs de la guerre, mais mérite d’être mentionnée comme une vulnérabilité propre, interne et un facteur stratégique en raison de son importance à grande échelle. Les Émirats arabes unis et éventuellement les autres partenaires du CCG se mobilisent militairement en Somalie. L’Éthiopie a des antécédents d’intervention et d’occupation militaire prolongée à Galmudug, Mogadiscio et dans le Sud-Ouest, et le Kenya s’implique occasionnellement au Jubaland, ce qui prouve que les pays étrangers s’efforcent de délimiter leurs intérêts dans une Somalie centralement faible et aux régions largement autonomes. Ce n’est pas tout, puisque la Turquie, comme on l’a mentionné dans la Partie I, s’intéresse à la création d’une base militaire à l’intérieur du pays, même si elle se concentre sur la région de Mogadiscio. Cela ferait d’elle le deuxième État non africain à avoir une présence militaire indéfinie dans le pays, bien que les bases de drones secrètes des États-Unis ne doivent pas non plus être oubliées. De plus, l’Union africaine (UA) entretient des installations militaires à l’intérieur du pays et c’est par le biais de la Mission de l’UA en Somalie (AMISOM) que des pays comme le Burundi et l’Ouganda ont déployé légalement leurs forces respectives.

Si l’on veut réduire l’échelle et passer des acteurs étatiques aux acteurs non étatiques, cela vaut la peine d’évoquer à nouveau le rôle présumé de l’Érythrée dans le soutien aux terroristes d’Al Shabaab et le lien que ce groupe entretient avec le Qatar. S’agissant d’Asmara [capitale de l’Érythrée, NdT], il s’avère qu’elle a utilisé (et continue peut-être encore) cette organisation dans le cadre de sa guerre par procuration à l’échelle régionale contre Addis-Abeba [capitale de l’Éthiopie, NdT], alors que Doha y voit une armée par procuration qui pourrait avancer ses objectifs idéologiques et géopolitiques respectifs. Encore une fois, il n’existe pas de preuve flagrante qui relie l’un ou l’autre de ces deux pays à Al Shabaab. Cela laisse donc planer un doute raisonnable, mais les arguments existants et les éléments de preuve fournis sont assez convaincants pour supposer qu’une sorte de lien entre eux existait et probablement existe encore dans une certaine mesure. De là, l’analyse peut procéder à l’incorporation d’acteurs non étatiques en tant qu’agents pour décupler les facultés géopolitiques de certains États, ce qui renvoie vers l’attention aux États régionaux fédérés et à l’interaction que les États ont avec eux et leurs milices respectives (amicaux tels que les Émirats arabes unis et le Somaliland ou hostiles comme lors des incursions du Kenya dans le Jubaland).

Conformément aux principes du fédéralisme identitaire que l’auteur a décrits auparavant et a périodiquement cités tout au long du livre, on s’attend à ce que les États étrangers intensifient leurs relations diplomatiques d’État à non-État au sein des pays identitaires fédérés tels que la Somalie. Puis ayant examiné la signification géopolitique du pays dans la politique globale, nous supposons que cela va s’accélérer à court et à moyen terme et inaugurer une compétition pour la curée en Somalie.

Les renégats

Le dernier problème affectant l’appréciation de la stabilité intérieure de la Somalie est le rôle d’Al Shabaab, que l’auteur décrit comme un groupe terroriste renégat qui pose une menace régionale à égalité avec Daesh. Le terme renégat est appliqué à l’organisation parce qu’elle contrevient à toutes les normes et pratiques internationales établies et quelle est utilisée par ses deux partenaires présumés que sont l’Érythrée et le Qatar pour déstabiliser la région de manière non conventionnelle. Al Shabaab, tout comme Daesh, pourrait un jour se retourner contre ses anciens partenaires et complètement disjoncter en devenant une source incontrôlable d’ennuis pour tous les acteurs concernés, que ce soit ses victimes ou ses anciens clients. L’interférence du nationalisme de la « Grande Somalie », du sentiment anti-éthiopien (qui pourrait largement être manipulé sous la bannière inclusive de l’« anti-impérialisme ») et du djihadisme wahhabite rend le message du groupe attrayant pour les jeunes égarés et les individus isolés qui mettent l’une de ces trois plates-formes idéologiques au-dessus du reste des idéaux de leur vie. Si Al Shabaab exploite efficacement l’éventail des appuis qu’il pourrait éventuellement engranger en exploitant individuellement chacune de ces trois idéologies fédératrices, puis en les regroupant sous l’égide collective de son organisation, le groupe terroriste pourrait recevoir un soutien de la part de certaines composantes clés et rapidement en arriver au niveau des forces que son prédécesseur, l’ICU, avait autrefois réunies.

Le groupe terroriste renégat réussira certainement à susciter une ou plusieurs interventions militaires s’il réussit à gagner en importance et en puissance. Pour commencer, l’Éthiopie interviendrait presque certainement dans une mesure limitée ou totale afin d’empêcher sa région somalienne (autrefois appelée Ogaden) de tomber, victime de la contagion idéologique propagée par Al Shabaab. Le Kenya, lui aussi, serait contraint de faire quelque chose de semblable vis-à-vis du Jubaland, à la fois pour protéger ses propres intérêts et aussi pour le concours de leadership régional qui se joue entre lui et l’Éthiopie. Nairobi ne souhaiterait pas céder stratégiquement un morceau de la sphère d’influence qu’il envisage dans le sud-ouest de la Somalie à l’Éthiopie celle-ci pouvant élargir toute intervention à venir pour y inclure cette zone. L’Union africaine serait probablement aussi impliquée, bien que ses mécanismes politiques internes puissent l’empêcher de prendre une décision aussi immédiate et résolue que l’Éthiopie ou le Kenya, ce qui en fait le troisième participant le plus susceptible d’intervenir directement militairement, surtout dans le cas où elle serait toujours présente dans le pays au moment de ce scénario (ce qui est tout sauf assuré) pour renforcer ses forces avant une campagne offensive robuste. On peut aussi supposer que les États-Unis joueront un rôle de Lead From Behind par des frappes aériennes sélectives via des drones, des incursions de forces spéciales et un avis stratégique à l’une ou l’autre, ou à toutes les armées intervenantes.

Compte tenu de toutes les branches déstabilisantes du scénario « liberté pour tous » qui pourraient de manière prévisible se développer en réponse à la montée d’Al Shabaab en Somalie, il est juste de dire que cette organisation terroriste représente le facteur renégat ultime dans le pays et peut-être dans toute la Corne de l’Afrique et, par extension kenyane, à des parties de l’Afrique de l’Est aussi.

Djibouti

La petite Djibouti est devenue l’un des États les plus géostratégiques et convoités de toute l’Afrique. C’est entièrement le résultat de sa position le long du détroit de Bab-el-Mandeb et de sa connectivité ferroviaire financée par la Chine pour l’expansion de l’économie éthiopienne. Ses installations portuaires permettent à une poignée de ses partenaires militaires les plus proches d’affirmer leur part d’influence dans leur rôle de « portiers » maritimes vers l’Europe à côté de l’Égypte et son contrôle sur les deux canaux de Suez.
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 La grande attention diplomatico-militaire qui a été donnée à Djibouti prouve qu’il y a une concurrence active en cours entre les différentes puissances pour égaler ou au moins s’approcher du rôle de l’Égypte en ce qui concerne le flux de marchandises entre l’Europe et l’Asie  par la mer Rouge. À grande échelle, cela indique que le monde est conscient de la double nature maritime et continentale de la politique des Routes de la Soie – One Belt One Road – de la Chine et que si les acteurs unipolaires s’y confrontent frénétiquement et tentent de bloquer les portions continentales le long de la frontière russe, ils essayent aussi simultanément de faire quelque chose de similaire en ce qui concerne l’aspect maritime le long du détroit de Bab-El-Mandeb à Djibouti.

Il n’est pas du tout envisagé qu’ils prévoient de fermer le passage maritime à court terme, mais ce sont des capacités potentielles que les États-Unis et leurs alliés du CCG veulent d’atteindre (ces derniers étant démasqués dans la guerre au Yémen). Cela représente une menace stratégique pour le monde multipolaire au même titre que celle posée avec le détroit de Malacca et sa fonction de connectivité interrégionale. C’est pourquoi la concentration sur Djibouti est d’autant plus importante que ce pays est devenu hôte de beaucoup d’installations militaires variées, mises en place par une poignée d’États géographiquement diversifiés, renforçant ainsi la concurrence qui a été déployée pour un accès avantageux (et un potentiel de sauvegarde proactif) au niveau de Bab-el-Mandeb depuis la fin des années 2000. L’effarouchement par des pirates a servi de fondement à l’ouverture de la brèche navale internationale.

Trop de cuisiniers dans la cuisine

Comme dit le proverbe, il y a « trop de cuisiniers dans la cuisine ». Cela signifie qu’il y a trop de décideurs dans un trop petit un espace. C’est le cas quand il s’agit de la multitude d’acteurs militaires sur le terrain à Djibouti, qui comprend les États-Unis, la Chine, la France, le Japon et bientôt l’Arabie saoudite. On peut comprendre que les forces unipolaires aligneront généralement leurs opérations de renseignement contre la Chine, tout comme la Chine le fera contre toutes les autres parties en réponse proactive, mais aucun des deux camps ne devrait nuire physiquement à l’autre. Au lieu de cela, Djibouti se transforme en un nid d’espions et une base opérationnelle avancée pour les drones, les forces spéciales et autres types de participation non conventionnelle dans les affaires de la région, sans parler de l’emploi des forces navales conventionnelles. Le petit État étant utilisé comme un tremplin pour la promotion des grandes stratégies régionales, on pourrait ironiquement dire qu’il est « trop petit pour échouer / Too Small to fail », c’est-à-dire que la base stratégique est trop petite pour tous les acteurs concernés, de sorte qu’aucun d’entre eux ne peut se permettre d’ébranler sa stabilité et risquer de compromettre un déploiement intéressé dans le pays.

Menaces de révolutions de couleurs

Comme c’est regrettablement typique, ce n’est probablement qu’une question de temps pour qu’un dilemme de sécurité ne se développe entre les États-Unis et la Chine, par lequel les alliés du Pentagone vont agir ensemble et élaborer un plan pour protéger leurs intérêts militaires en même temps qu’ils inventeront une excuse qui vise agressivement à saper la position de la Chine. Le bilan des déstabilisations des États-Unis suggère que Djibouti n’est évidemment pas immunisé, en dépit des présences militaires des États-Unis et de leurs alliés et de leur intérêt superficiel apparent à maintenir la stabilité générale là-bas. La motivation des États-Unis pour miner le gouvernement actuel du président Guelleh est de le presser à renier son accord d’implantation d’une base militaire avec la Chine ou de le remplacer par un pantin complaisant qui exécutera les ordres qu’il aura refusés. À la suite du manuel documenté des stratégies de Révolution de couleur, on peut donc s’attendre à ce que les États-Unis commencent bientôt à susciter des menaces de guerre hybride contre le gouvernement et, dans cette perspective, les émeutes anti-gouvernementales de décembre 2015 peuvent être considérées comme un avertissement à Guelleh de ce qui pourrait venir plus tard s’il ne respecte pas les souhaits de Washington.

Le potentiel de dégâts collatéraux de ce schéma est que Guelleh pourrait finir par éjecter les bases militaires US, au lieu de celles de la Chine s’il est forcé de repousser – avec le conseil chinois ou l’assistance directe – une menace de guerre hybride assez grave pour son gouvernement. En outre, même si l’opération de changement de régime réussit à éliminer le président, son remplaçant pourrait ne pas être exactement celui attendu, ou l’individu choisi pourrait finir par être influencé de manière préemptive par la Chine et donc stratégiquement neutralisé dans la réalisation de politiques dommageables contre ses intérêts. Les circonstances imprévisibles qui peuvent ainsi (et en général, c’est ce qui se passe typiquement et de façon chaotique) se traduire par un début unipolaire de guerre hybride finissant par renverser les gains stratégiques espérés et ironiquement infliger des dommages à leurs créateurs. Djibouti est si important pour la stratégie unipolaire que la déstabilisation délibérée du pays n’est pas un scénario qui doit être considéré à la légère par les décideurs concernés. C’est à dire ceux qui, finalement, décident de faire le coup de feu ou non pour mener à bien leurs opérations, sachant inversement, que c’est tout aussi important (sinon plus) pour la grande stratégie de la Chine, il est possible que certains d’entre eux se sentent assez confiants pour se lancer dans ce dangereux gambit.

Afar et le nationalisme somalien

Le Tripwire

Dans l’éventualité d’une rupture de l’autorité de l’État, probablement déclenchée par une Révolution de couleur et une poussée latente de guerre hybride par les unités unipolaires de renseignement basées à Djibouti, il est probable que le pays se divise en groupes identitaires violents. Sur le plan démographique, environ 60% du pays est peuplé par le clan issa-islamique somalien, alors qu’environ 35% est habité par les Afars, un groupe transnational de personnes dont le territoire s’étend à travers Djibouti, l’Érythrée et l’Éthiopie (ce dernier leur a accordé un État fédéral géographiquement vaste). Il est également important de noter à ce stade que l’ancienne colonie française du Djibouti moderne a été appelée le Territoire français des Afars et des Issas lors de la période 1967-1977, immédiatement avant l’indépendance, en soulignant le rôle que les deux peuples ont joué dans le pays depuis au moins le demi-siècle passé (si ce n’est évidemment depuis plus longtemps). Les tensions entre les deux parties ont atteint leur apogée violente lors de la guerre civile de Djibouti de 1991-1994 qui a vu les rebelles d’Afar lutter contre le gouvernement somalien-Issa, mais au final les autorités et leurs constituants ethniques numériquement plus grands ont prévalu et le Président Guelleh a été élu en 1999. C’est un homme du clan ethnique Somali / Issa.

Il est important de souligner que les Afars ont surtout concentré leur activité de guerre civile dans les régions du nord du pays d’où ils sont originaires et que dans le schéma actuel, cela placerait le chemin de fer Éthiopie-Djibouti en dehors de leur zone d’opérations prévisible si une seconde guerre civile (aussi improbable que cela puisse paraître à l’heure actuelle) éclatait à l’avenir. Considérant que ce chemin de fer est l’épine dorsale de l’importance stratégique de Djibouti pour l’arrière-pays africain, il convient donc d’examiner comment il pourrait être affecté géopolitiquement par le nationalisme somalien réactionnaire (voire proactif) dans un scénario de guerre hybride basé sur les identités à Djibouti. En raison des circonstances historico-coloniales et de l’indépendance de leur propre État souverain en 1977, les Issa-Somalis ont cultivé une identité distincte de leur État-nation somalien et de leurs compatriotes homonymes. Ils ont prouvé, après le début de la guerre civile de 1991, être beaucoup plus profondément divisés que l’image initiale donnée pendant la guerre froide et l’administration de Siad Barre durant la période 1969-1991.

Identité, unité et désunion

À de nombreux égards, Siad Barré a fonctionné comme une force socialement stabilisatrice pour unir ou au moins apaiser les clans somaliens disparates tout comme Kadhafi en ce qui concerne les tribus libyennes, et le retrait forcé de ces deux dirigeants a eu des conséquences dévastatrices pour l’unité nationale. On ne sait pas si Guelleh remplit une fonction personnelle semblable pour Djibouti ou non, mais on prévoit que les troubles intérieurs contre lui pourraient être le déclencheur nécessaire pour diviser de nouveau le pays le long de ses lignes Afar / Somali-Issa, qui ont naturellement des dimensions géographiques nord-sud, respectivement. Si cela ouvre d’une manière ou d’une autre la boîte de Pandore du nationalisme somalien supposée dormante et relance l’idée de la « Grande Somalie », alors au lieu que Djibouti reçoive les ambitions irrédentistes de l’État somalien, il pourrait arriver que le petit pays ou tout au moins certains de ses individus les plus nationalistes (peut-être même unipolaires, influencés par le renseignement occidental) poussent activement à lancer l’expansion ou l’unification de Djibouti avec le Somaliland afin de maximiser la signification géostratégique de l’État proposé et de satisfaire leurs désirs ethno-nationalistes.

Il n’y a rien de concret pour indiquer qu’il s’agit d’un sujet de discussion populaire à Djibouti ou au Somaliland, mais l’auteur s’inspire de l’expérience observée de plus grands projets nationalistes partout dans le monde et de leur activation au milieu des périodes de conflit d’identité domestique. En outre, la présence de tant de forces militaires unipolaires à Djibouti pourrait également indiquer qu’il existe une présence complémentaire importante des ONG (front du renseignement) qui pourrait être discrètement en train de promouvoir ce programme. Du point de vue unipolaire, un Djibouti-Somaliland élargi, si celui-ci y consentait, allongerait sa présence stratégique le long des passages sud du détroit de Bab-el-Mandeb et du golfe d’Aden, joignant ainsi le chemin de fer Éthiopie-Djibouti, le Port de Djibouti et le port de Berbera en Somaliland ensemble sous une unité géopolitique de facto.

Scénario alternatifs

Néanmoins, cela pourrait inciter à une contre-réaction de la part des Afars, qui pourraient alors s’agiter pour leur propre indépendance, l’unification avec la région Afar d’Éthiopie (et donc la destruction de l’unité géopolitique de Djibouti), ou peut-être amener à une certaine forme de fédéralisme à Djibouti afin de conserver les frontières existantes de l’État actuel. Si cette potentialité se réalise, alors les Afars acquerraient les régions peu peuplées et infestées de mines terrestres du golfe de Tadjoura alors que les Somalis-Issas recevraient la partie méridionale, plus peuplée, avec la capitale et la ville ethniquement mixte de Djibouti (et toutes ses installations militaires) comme unité politique distincte à l’ombre de la vieille guerre froide de style berlinois. Dans cette construction, le terminal ferroviaire Éthiopie-Djibouti serait dans la zone de capitaux administrée séparément tandis que le reste de son passage traverse la région Somali-Issa. Mais il est presque certain que les Afars voudraient avoir une sorte d’accord de participation aux bénéfices avec les Somalis-Issas afin de survivre financièrement dans leurs régions nordiques qui manquent de ressources (et n’ont pas non plus été louées pour des bases militaires, du moins pas encore).

Pour conclure la prévision de scénario qui vient d’être entreprise par l’auteur, une révolution de couleur et / ou une guerre hybride tentée par les forces unipolaires pour changer le gouvernement de Djibouti existant et évincer la présence militaire de la Chine dans le pays pourrait rouvrir les blessures ethniques entre Afar et Somali-Issa, ce qui pourrait conduire soit à la dissolution de l’État de Djibouti, soit à sa division en un « Grand Afar » en tant qu’entité sous-étatique de l’Éthiopie (mais qui serait certainement opposée à l’Érythrée par crainte de l’encerclement), d’une « Grande Somalie » ou d’un « Grand Somaliland » ou d’un partitionnement identitaire interne fédéré entre deux ou trois entités distinctes. Selon toute vraisemblance, les puissances régionales et mondiales permettraient à Djibouti de se dissoudre et de se diviser entre ses deux plus grands voisins en raison de l’effet que cela pourrait avoir sur la fragilité de l’équilibre entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Cela conduirait probablement à une guerre de continuation entre les deux rivaux de la Corne de l’Afrique.

L’agression d’Al Shabaab

Le dernier facteur stratégique qui affecte Djibouti est la possibilité d’attaque par Al Shabaab, qui pourrait exploiter l’identité musulmane somalienne du segment le plus vulnérable des 60% de la population afin de gagner des recrues militantes pour la réalisation de son attaque indirectement anti-éthiopienne. Ils étaient déjà responsables d’un attentat-suicide en mai 2014 dans la capitale qui a incité le Home Office du Royaume-Uni à avertir que les terroristes pourraient envisager de viser plus de cibles occidentales moins protégées à l’intérieur du pays.

Ce précédent prouve que Djibouti est dans le radar d’Al Shabaab et qu’il y restera probablement aussi longtemps que l’organisation existera. Un assaut du style de Paris ou Mumbai sur la capitale du pays susciterait immédiatement un état de pandémie de violence, car chaque organisation militaire étrangère qui y est basée se débattrait pour comprendre ce qui se passe et concevoir le moyen le plus avantageux et le plus intéressé pour aider les forces de sécurité de la nation à faire face à la crise.

La concurrence résultante pourrait être féroce et hostile, et des mesures antiterroristes non coordonnées par les États-Unis et la Chine, par exemple, pourraient même mener à une incidence involontaire de type « tir ami », accentuant encore les tensions entre les deux rivaux mondiaux. Al Shabaab, comme toujours, est l’agent ultime du chaos dans la Corne de l’Afrique et il est impossible de prédire précisément avec certitude ce qu’il fera, l’impact que cela aura et les réponses nationales, régionales et internationales que cela susciterait.

A suivre avec l’Érythrée et l’Éthiopie …

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Spoutnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.


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