lundi 9 janvier 2017

Guerre Hybride 8. Écraser la Communauté de l’Afrique de l’Est (II)

Article original de Andrew Korybko, publié le 23 Décembre 2016 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr



Le premier des pays de la CAE présenté est le Kenya, qui est également l’économie la plus forte du bloc. En raison de son emplacement et de son histoire, c’est aussi celui qui est le plus « pro-occidental » et bien que ce soit beaucoup moins discuté, la myriade de vulnérabilités à la guerre hybride à laquelle il doit faire face est bien connue. Considéré dans l’imaginaire occidental comme un pays relativement stable, ce n’est vrai que lorsqu’il est mis en perspective relativement à ses voisins somalien et sud-soudanais, et les événements récents au cours des dernières années indiquent que ce n’est peut-être plus l’oasis de calme que beaucoup avait précédemment supposé qu’il était.


Bien que l’on puisse soutenir que les processus actuels qui sont sur le point d’être discutés en détail se produisent « naturellement » et soient « inévitables », il est beaucoup plus précis de se rappeler le contexte dans lequel ils se déroulent : le double projet chinois de Route de la Soie dans le pays, à savoir le LAPSSET et le chemin de fer à voie standard (SGR). Dans cette optique, on peut naturellement se demander si certains processus de déstabilisation et de menaces latentes sont aussi « naturels » et « inévitables » qu’ils auraient semblé à un premier coup d’œil superficiel. La recherche est donc destinée à aider le lecteur à répondre à ces questions pressantes.

L’étude commence par décrire la situation stratégique globale au Kenya, avec des références à son histoire, son leadership actuel et les événements récents. Après avoir établi un contexte pertinent pour comprendre le pays, elle passe ensuite sur quatre des plus grandes vulnérabilités de la guerre hybride auxquelles cet État doit faire face. En ce qui concerne les menaces actuelles ou potentiellement émergentes, le Kenya doit veiller au terrorisme somalien et à son irrédentisme, au séparatisme de la côte swahili, au fédéralisme identitaire et aux révolutions de couleur, qui pourraient bloquer son ambitieux plan de développement Vision 2030, empêcher le projet de Route de la Soie chinoise et transformer le Kenya si « exceptionnel » en un État africain « stéréotypé », en proie aux conflits que l’Occident imagine être le lot du reste du continent.

Placer le Kenya dans son contexte

Le Kenya est l’un des rares endroits en Afrique à avoir échappé à une agitation de grande envergure depuis son indépendance, malgré une population très diversifiée dont des éléments peuvent avoir par ailleurs annoncé qu’ils provoqueraient des conflits intérieurs. Il n’y a pas de majorité ethnique / tribale au Kenya, même si le CIA World Factbook énumère les Kikuyu comme étant les plus nombreux dans cette diversité, avec 22%, suivis des Luhya (14%), Luo (13%), Kalenjin (12%) et Kamba 11%). Au total, ces cinq groupes identitaires correspondent à environ 72% de la population et sont globalement situés dans un arc allant du sud-est au nord-ouest qui s’étend depuis le littoral, c’est-à-dire Mombasa, à Nairobi située au centre et à Kisumu à la frontière ougandaise. C’est-à-dire les trois plus grandes villes du pays et par ailleurs également les points de passage principaux le long de la SGR.

Pour maintenir ces groupes disparates ensemble, la clé a a consisté dans les tentatives relativement réussies pour favoriser un sentiment de patriotisme kenyan composite, considérablement aidé par près de 40 années successives du règne de seulement deux présidents aux fortes personnalités. Certes, au cours des violences électorales de 2007-2008, ce sentiment de nationalisme civique s’est révélé beaucoup plus faible que ce que les observateurs avaient initialement pensé. C’est un des facteurs contribuant aux vulnérabilités du pays face à la guerre hybride et qui sera discuté plus tard. Pour l’instant, cependant, il est utile de commencer par parler brièvement des présidences de Jomo Kenyatta et Daniel Arap Moi, mais pas exhaustivement et seulement pour souligner les aspects qui se rapportent spécifiquement à l’étude de la guerre hybride.

Les lecteurs intéressés, comme suggéré dans les sections précédentes, devraient mener leurs propres recherches historiques, approfondies indépendantes, s’ils se sentent disposés à le faire, mais la portée et l’ampleur de l’initiative actuelle ne permettent rien de tel dans cet article. L’auteur ne cherche pas à « blanchir » les événements historiques ou à présenter tous les points de discussion concernant les sujets abordés. Il est donc demandé au lecteur de garder cela présent à l’esprit et de comprendre que la seule intention de cette méthodologie et des autres brefs examens historiques est de le familiariser avec des pays qu’il peut ne pas connaître du tout. Ayant fait cette mise au point « nécessaire », il est maintenant temps d’entrer dans le vif du sujet et de commencer l’audit stratégique du Kenya.

Deux présidents en près de 40 ans

Il a été mentionné ci-dessus que les diverses identités tribales ethniques du Kenya ont été maintenues ensemble dans la paix partiellement en raison de la direction continue que le pays a connue en n’ayant que deux présidents puissants lors des 39 premières années après l’indépendance. Le pays a gagné sa liberté à l’égard du Royaume-Uni en 1963, année au cours de laquelle le sultan de Zanzibar a également renoncé à sa revendication sur une partie du territoire côtier du Kenya. Il est important de ne pas oublier le rôle que l’archipel musulman avait historiquement dans l’exercice du contrôle sur certaines des villes balnéaires du Kenya comme Mombasa, puisque ce léger rappel historique sert de base à la menace latente de guerre hybride du séparatisme swahili qui sera examinée plus tard. Pour revenir au sujet principal de la discussion dans cette sous-section, Jomo Kenyatta est devenu président immédiatement après que le Kenya a gagné sa liberté et il a continué à le présider jusqu’à sa mort en 1978.
Jomo Kenyatta
Reconnu comme le père de la nation et aussi de l’actuel président Uhuru Kenyatta, Jomo Kenyatta a joué un rôle déterminant dans la centralisation du contrôle du pays et l’a empêché de se déliter suivant les lignes de ses diverses identités ethnico-tribales. L’une des premières choses qu’il a fait a été d’ordonner aux militaires de s’engager dans ce qu’on a appelé la « guerre Shifta », une campagne contre les insurgés de la « Grande Somalie » dans le nord-est du pays. Il y a une certaine controverse quant à savoir si ce territoire aurait dû ou non être inclus au Kenya après l’indépendance ou accordé à la Somalie, mais l’auteur ne souhaite pas se laisser entraîner dans ce débat. Au lieu de cela, le seul aspect pertinent à retenir de ce moment est que les rebelles (appelés « bandits », ou « shifta » en somalien) ont été vaincus en 1967 et qu’il n’y a plus eu ensuite de tentatives conventionnelles de concrétiser l’idée irrédentiste de « Grande Somalie ». Si on veut encore une note géopolitique, la menace que cette idée expansionniste a représentée à l’époque pour l’Éthiopie et le Kenya les a amenés à parvenir à un accord de défense mutuelle en 1964, toujours en vigueur aujourd’hui.

Le décès de Jomo Kenyatta en 1978 a conduit Daniel Arap Moi à prendre sa place et à assumer la voie géopolitique et économique pro-occidentale prise par le Kenya. Moi a continué à présider le pays jusqu’en 2002, de sorte qu’il a supervisé sa transition après la guerre froide et dans la « guerre contre le terrorisme ».
 Il a été sans doute confronté à beaucoup de défis nationaux et internationaux pendant ces périodes, bien qu’il ait finalement réussi à maintenir la stabilité du pays et à éviter des perturbations majeures, notamment économiques découlant de l’entrée du monde dans sa phase de mondialisation après 1991. Alors que d’autres dirigeants forts ont été forcés ou pressés de démissionner pendant cette période de transition mondiale, Moi a conservé son pouvoir sans provoquer de  « révolution » de rue soutenue par les États-Unis contre lui, ce qui en dit long sur son sens politique. Le Kenya et les États-Unis sont devenus plus proches qu’ils ne l’étaient déjà après l’attentat à la bombe d’al-Qaïda en 1998 contre l’ambassade des États-Unis à Nairobi (avec celui de Dar es Salaam en Tanzanie), qui a attiré l’attention sur la montée du terrorisme islamique en Afrique de l’Est et constituait un signe avant-coureur de ce qui allait bientôt venir.

L’aube du terrorisme et conflit l’identitaire

Le Kenya a été la cible de groupes terroristes somaliens depuis l’entrée dans le XXIe siècle, ce qui représentait le retour du problème somalien après des décennies de somnolence depuis la fin de la guerre de Shifta en 1967, bien que sous une forme complètement différente cette fois-ci. La première grande attaque liée à la Somalie qui a frappé le pays pendant cette période a été celle de Mombasa en 2002, où un kamikaze a visé un hôtel appartenant à des Israéliens et où d’autres terroristes ont tenté sans succès d’abattre un avion israélien. Bien qu’organisé par al-Qaïda et commis au nom de cette organisation salafiste, il a été révélé plus tard que l’attaque était planifiée depuis la Somalie sans loi, devenue en Afrique de l’Est ce qu’était l’Afghanistan pour le reste du monde avant l’invasion américaine. L’Éthiopie, la plus menacée par la montée de l’islam militant en Somalie, a envahi son voisin en 2007 sous l’égide d’une entente anti-terroriste, ce qui a fini par amener l’aile de la jeunesse de l’Union des tribunaux islamiques à se détacher et à former son propre groupe terroriste Al Shabaab.

Le Kenya suivra plus tard les traces de l’Éthiopie en 2011 en lançant sa propre invasion anti-terroriste de la Somalie, nom de code « Opération Linda Nchi », en coordination avec l’armée internationalement reconnue de ce pays, comme moyen de combattre Al Shabaab. Même si cette invasion n’a duré que 7 mois environ, l’armée kényane est restée en Somalie dans le cadre de la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM), ce qui a eu pour conséquence inattendue de multiplier les attaques terroristes d’Al-Shabaab contre le Kenya – ce qui n’avait jamais eu lieu auparavant. Ces attaques seront énumérées au moment de décrire la présidence d’Uhuru Kenyatta, mais il est opportun de savoir qu’elles sont attribuées à la mission d’AMISOM que son prédécesseur avait initialement engagée.
Les pillards fuient la police dans un supermarché à Kisumu, au Kenya, le 30 décembre 2007
Entre le premier attentat terroriste somalien au Kenya et l’intervention de l’armée dans les affaires de son voisin, ce pays d’Afrique de l’Est a été poussé au bord de ce qui aurait pu être une guerre civile après les élections de décembre 2007. Le leader de l’opposition, Raila Odinga, a essayé de forcer une révolution de couleur après avoir perdu de justesse le vote face au président sortant Mwai Kibaki dans des circonstances contestées. Les troubles qui en ont résulté ont fait au moins 1 000 morts et laissé plus de 500 000 déplacés. L’élection contestée et la poussée ultérieure de la révolution de couleur ont été le déclencheur de violences ethnico-tribales parmi les divers groupes identitaires du Kenya, menaçant de défaire en deux mois le nationalisme civique qu’il avait fallu presque deux générations pour construire. Un conflit hobbesien entre les nombreuses pluralités identitaires du Kenya a été heureusement évité par un règlement politique de dernière minute qui satisfaisait à certaines des exigences d’Odinga. Cependant, l’effet psychologique de ce qui s’était passé pendant cette brève période de crise a abimé la foi du citoyen dans le nationalisme kényan. Il a été irrémédiablement endommagé, ce qui a rendu le pays vulnérable au fédéralisme identitaire et à une prochaine tentative de révolution de couleur.

Dans ce qui pourrait être interprété comme un mouvement pour soulager ces deux peurs, une nouvelle Constitution a été écrite en 2010 et approuvée par les électeurs plus tard cette année-là. Elle a fini par diviser les anciennes provinces en 47 comtés distincts. Il est important de souligner qu’il s’agissait d’une décentralisation et non d’une délégation de pouvoirs, qui avait pour effet de préserver les responsabilités officielles du gouvernement central tout en maintenant l’espoir que tous les organes directeurs pourraient devenir plus efficaces grâce à la nouvelle organisation de l’État. On pourrait également analyser la décision de décentraliser le Kenya sous la forme d’un ensemble de plusieurs douzaines de comtés comme un mouvement pour prévenir le fédéralisme identitaire, puisqu’il a brisé les vastes territoires administratifs qui auraient pu être bientôt mûrs pour un conflit fratricide ou fédéraliste / séparatiste. Par exemple, la province du Nord-Est était majoritairement habitée par les Somaliens, tandis que la région historique de la Côte swahili était  englobée dans la Province de la côte. Ces deux pays auraient pu un jour générer suffisamment d’identité politique régionale pour agiter le fédéralisme ou le séparatisme. Les ensembles tribaux cosmopolites de la vallée du Rift et des provinces de l’Est auraient pu facilement être incités à la violence génocidaire la prochaine fois qu’une crise nationale semblable à celle de 2007-2008 se serait produite ou aurait été fabriquée de l’extérieur.

Tel père tel fils

L’un des événements les plus importants dans l’histoire post-indépendance du Kenya a été l’élection à la présidence d’Uhuru Kenyatta, le fils du fondateur national Jomo Kenyatta, au premier tour du vote de 2013. Précédemment écarté par les États-Unis et ses alliés pour son implication présumée dans la violence post-électorale en 2007-2008 et accusé par la Cour pénale internationale de « crimes contre l’humanité », Kenyatta a réglé tous ses différends politico-légaux avec le monde unipolaire et ses affiliés extrajudiciaires et a vu s’évanouir toutes les accusations contre lui. Malgré la résolution des tensions existantes entre lui et l’Occident, Kenyatta n’a jamais oublié combien les États-Unis et ses alliés étaient initialement opposés à lui, c’est pourquoi ses premiers voyages hors d’Afrique furent pour la Chine et la Russie, et pas pour ses « partenaires » occidentaux traditionnels. Sur le plan pragmatique, Kenyatta pourrait avoir cherché des investissements multipolaires pour aider à financer la Vision 2030 et les plans de développement quinquennaux de son prédécesseur. Si on regarde en arrière et si l’on fait le bilan de l’engagement de la Chine à construire deux nouveaux méga-projets liés à la Route de la Soie à travers le pays et d’autres efforts, il semble avoir réussi.

Tout comme son père était un visionnaire en soutenant le mouvement panafricain, Kenyatta est sur la même voie en soutenant l’ordre mondial multipolaire émergent via l’engagement de son pays dans les projets du Corridor LAPSSET et du SGR financés par les Chinois. Les deux principaux obstacles auxquels il se heurte sont le terrorisme somalien et les conflits identitaires, ces derniers se manifestant soit par des campagnes ciblées qui pourraient éclater au cours d’une prochaine Révolution de couleur, soit par un mouvement vers le fédéralisme identitaire et / ou le sécessionnisme. En ce qui concerne le facteur somalien, le Kenya a été victime de multiples attaques terroristes de grande envergure depuis son « Opération Linda Nchi » et sa participation ultérieure à l’AMISOM. Citons par exemple l’attaque en 2013 du centre commercial de Westgate, les attaques de 2014 à Nairobi, Gikomba et Mpeketoni, ainsi que l’attaque du Collège universitaire de Garissa en 2015, lesquelles ont toutes été commises par Al Shabaab.

La solution à ces deux problèmes pourrait résider dans la capacité de Kenyatta a imiter la puissante main centralisée de son père afin de cultiver un fort sentiment unifiant le nationalisme civique (ou décourageant la poussée des identités tribales régionales due à la décentralisation de son prédécesseur) contre les terroristes somaliens. Il est clair que le Kenya n’est pas le pays qu’il aurait pu être (peut-être même pour la majorité de ses citoyens) depuis les violences durant les élections de 2007-2008 et qu’il sera très difficile de rétablir une confiance totale dans les autorités et parmi les diverses communautés ethnico-tribales. De même, il y a beaucoup de défis inhérents à la lutte contre le terrorisme, en particulier lorsque certains citoyens du Kenya peuvent être trompés par leurs rêves de « Grande Somalie » pour rejoindre ou aider Al Shabaab et d’autres.
Contrairement à son père, Kenyatta ne peut pas compter sur les autres « partenaires » occidentaux des États-Unis et du Kenya pour se montrer totalement à l’aise face à ces questions, se souvenant de la récente opposition formelle à sa présidence. En outre, les États-Unis n’oublieront pas que Kenyatta s’est rendu en Chine et en Russie avant tout autre pays occidental, comme il ne perdra jamais de vue que le Kenya est maintenant une composante cruciale de la Route de la Soie en Afrique de l’Est. Ces déterminants se combinent évidemment pour faire du Kenya une cible pour la guerre hybride, et la seconde moitié de la recherche décrira les quatre principales manières dont le pays pourrait être victime de ce stratagème.

Nairobi est-elle la prochaine victime de la guerre hybride ?

En se basant sur ce qui précède, il y a fort à parier que le Kenya sera effectivement le prochain champ de bataille de la guerre hybride des États-Unis, et si Washington choisit d’agir, voici les quelques scénario qu’elle est le plus susceptible d’exploiter.

Al Shabaab et le facteur somalien

Évolution des menaces


La façon la plus prévisible dont le Kenya pourrait être déstabilisé est celle d’Al Shabaab, qui a été analysée de manière exhaustive dans l’étude régionale antérieure sur la Corne de l’Afrique. Pour rafraîchir la mémoire du lecteur, ce groupe terroriste basé en Somalie est un allié conjoint de Daesh et d’al-Qaïda, et il mène le djihad violent contre des cibles régionales afin de les affaiblir et de faciliter la création d’un « État » transnational charia-compatible. Majoritairement composé de Somaliens ethniques, il y a évidemment un élément nationaliste en jeu ici, bien qu’il ne soit pas exploité au maximum. Les recherches antérieures prévoient qu’Al Shabaab finira par exploiter ce réservoir de soutien potentiel en mêlant son terrorisme militant djihadiste aux slogans de la « Grande Somalie », surfant ainsi sur la vague de nationalisme qui a balayé le monde et détournant l’attention négative pointée sur eux avec leur message visant à se tailler violemment un État salafiste transnational dans la région. Si les experts en relations publiques décident d’aller de l’avant avec cette nouvelle approche marketing, cela aura les répercussions les plus directes sur l’Éthiopie et sa région somalienne (anciennement Ogaden), bien que le Kenya coure évidemment des risques en raison de la présence de millions de Somaliens ethniques dans les comtés frontaliers qui constituaient la province Nord-Est autrefois unifiée.

L’intégration de la rhétorique de la « Grande Somalie » dans la vieille propagande djihadiste d’Al Shabaab créerait une complication stratégique majeure pour le Kenya en amenant Nairobi à considérer ses propres citoyens somaliens avec encore plus de méfiance qu’elle ne le fait actuellement. Ce n’est pas l’intention de l’auteur d’approuver ou de dénigrer les autorités kényanes pour les décisions souveraines qu’elles prennent en menant la guerre contre le terrorisme et en sauvegardant l’intégrité territoriale. Elles devraient néanmoins respecter un équilibre fragile pour justifier le renforcement des mesures de sécurité nationale dans les régions du pays habitées par des gens d’origine somalienne sans discriminer sans raison ces sous-secteurs démographiques et alimenter par inadvertance la dissidence anti-gouvernementale qu’elles tentaient d’apaiser à l’origine. Il s’agit d’un équilibre très délicat que le Kenya devra gérer pour ne pas ostraciser davantage ses citoyens somaliens, tout en prenant des mesures concrètes pour assurer la sécurité nationale de tous les Kényans à travers le pays.
Les deux côtés de la pièce
Qu’il s’agisse d’un message djihadiste-nationaliste au nom de Al Shabaab ou non, il n’en reste pas moins que les forces militaires kényanes sont en Somalie dans le cadre de l’AMISOM et que les terroristes utilisent cela comme « justification »  pour attaquer des cibles faciles au Kenya comme élément de leur « lutte de libération nationale » contre « l’occupation étrangère ». Bien que l’on puisse dire qu’il existe une certaine vérité dans cette analyse et que des troupes étrangères occupent effectivement le territoire somalien sous couvert de l’AMISOM, il faut se rappeler que le Conseil de sécurité des Nations Unies (qui comprend la Russie et la Chine, bien sûr) cautionne cette présence pour des raisons antiterroristes vraisemblables, qui la justifient. Néanmoins, la compréhension du récit d’Al Shabaab est importante car elle révèle également beaucoup de choses sur son intention implicite. Ce que le groupe exprime en réalité, c’est qu’il continuera à attaquer le Kenya tant que l’armée kényane sera présente en Somalie, mais on ne peut pas ignorer qu’il va « reprendre sa parole » et continuer à attaquer le pays de toute façon, même si cette armée se retire effectivement. Du point de vue de la sécurité nationale kényane, l’armée est dans la Corne de l’Afrique pour une défense proactive dans la lutte contre les menaces terroristes, dont certaines se sont déjà matérialisées en attaques physiques sur le sol kényan avant même l’Opération Linda Nchi. Il est évident que cela a créé un cas très clair où  les impératifs de sécurité nationale du Kenya sont à l’inverse considérés comme une « occupation impérialiste » par certains Somaliens natifs, ce qui alimente le cycle de la violence d’Al Shabaab et le dilemme qui en résulte.
La fausse solution
Imaginant une situation où les forces kényanes quitteraient effectivement la Somalie à l’avenir, il n’y a aucun moyen de garantir que cela arrêterait les attaques d’Al Shabaab contre le pays, à moins que le groupe ne soit complètement neutralisé auparavant. Les terroristes invoquent des plaintes semi-légitimes à propos de la présence de l’armée kényane en Somalie afin d’obtenir une « justification normative » de leurs attaques contre certains membres des communautés somalienne et internationale (musulmanes, notamment saoudiennes, qataries et turques), mais ils peuvent simplement changer leur message pour celui de « Grande Somalie » au moment où les Kényans se retireront, ce qui n’est en aucune façon une solution de sécurité durable pour Nairobi. D’autre part, une présence militaire renforcée là-bas ne serait pas productive pour garantir leur sécurité non plus, puisqu’il existe un risque très réel qu’elle pourrait rapidement se transformer en un bourbier aux proportions épiques. Non seulement cela, mais une nouvelle poussée militaire en Somalie renforcerait l’impression que le Kenya se comporte de manière néo-coloniale envers son voisin défavorisé, même s’il s’agit d’une réponse légitime aux attaques terroristes de grande envergure aidant Al Shabaab à « gagner les cœurs et les esprits » des Somaliens du Kenya dans le nord-est et ailleurs dans le pays.
Les Catalyseurs de la guerre hybride
Quoi qu’il en soit, Al Shabaab est une menace très réelle pour le Kenya. Elle ne disparaîtra pas si elle n’est pas totalement détruite physiquement ; et même alors, cette organisation pourrait encore mener des attaques de type « loup solitaire » dans une tentative désespérée pour augmenter son prestige et essayer de faire renaître le groupe de ses cendres. S’il n’est pas stoppé, il continuera à livrer une guerre terroriste au peuple kényan en attaquant des cibles faciles comme les autobus, les centres commerciaux et les universités comme il en a déjà fait la preuve. Pire encore, que ce soit à l’apogée de sa force ou au nadir de sa faiblesse, Al Shabaab pourrait fonctionner comme la variable disruptive ultime pour bouleverser la stabilité intérieure du Kenya, en particulier pour le rôle qu’il pourrait jouer dans une prochaine tentative de révolution de couleur. Par exemple, les terroristes pourraient attaquer une foule de manifestants à Nairobi et instantanément catapulter ce qui serait autrement un non-événement en un événement d’actualité mondial, déclenchant l’opposition « pro-occidentale », pour prétendre faussement que c’était une attaque sous « faux drapeau du gouvernement » (même si elle était américaine) et la mise en place de la révolution de couleur dans une guerre non conventionnelle selon la théorie de la guerre hybride.


La vraie réponse
En tenant compte de tout cela, on peut penser que la seule façon réelle de résoudre le problème Al Shabaab réside dans les Somaliens eux-mêmes, même si, pour cela, il faudrait parler avec une autorité responsable, habilitée et légitime, c’est-à-dire le gouvernement actuel. L’AMISOM et d’autres interventions étrangères continueront indéfiniment tant que Mogadiscio restera si faible qu’il ne puisse pas faire valoir sa gouvernance dans toutes les régions du pays (à l’exception du Somaliland infesté de terroristes, ce qui est bien entendu une autre question en soi). Pour répondre aux nombreux malheurs de ce pays, il faut aussi donner aux autorités les moyens de s’occuper elles-mêmes de leurs problèmes intérieurs avec un minimum d’aide extérieure pour faire face aux menaces terroristes étrangères. Tout comme c’est le cas avec la Libye, le retrait de l’embargo sur les armes imposé par le CSNU au pays pourrait beaucoup contribuer à donner aux forces armées la capacité de lutter contre les terroristes et de s’accrocher au territoire qu’ils libèrent, en collaboration avec les forces étrangères africaines qui combattent au sol (notamment les Burundais, les Éthiopiens, les Ougandais et les Kényans) afin de s’assurer qu’il n’y ait pas de retraits militaires possibles, et encore moins ceux qui aboutiraient à la capture de ces nouveaux équipements par Al Shabaab.

Jusqu’à ce que l’embargo soit levé et qu’un soutien militaire multilatéral africain soit accordé à Mogadiscio pour qu’il mène une campagne nationale afin de nettoyer le pays des terroristes, le mieux que le Kenya puisse faire pour se protéger est de renforcer la « zone tampon » en bordure de la région somalienne du Jubaland, parallèlement au renforcement par son propre pays des mesures de sécurité dans les régions somaliennes du nord-est. L’astuce consiste cependant à ne pas provoquer involontairement les locaux à se rebeller contre Nairobi, à rejoindre Al Shabaab ou d’autres groupes de « résistance » et / ou à aider passivement les organisations anti-gouvernementales par tous les moyens. Dans le même temps, les autorités kényanes doivent veiller à accroître les mesures de sécurité dans les capitales nationales et régionales tout en reconnaissant avec sobriété qu’il est impossible d’arrêter chaque tentative d’attentat terroriste. Ce qu’elles peuvent faire, cependant, c’est améliorer leur professionnalisme et augmenter leur taux de réponse afin de ne pas subir le même genre de débâcle au niveau des relations publiques que ce qui a été récemment constaté lors de l’attaque du centre commercial Westgate en 2013, lorsque les militaires ont littéralement mis des jours à répondre vigoureusement et à vaincre les terroristes de manière décisive.

En l’absence d’une solution menée par la Somalie et soutenue par l’Afrique à l’intérieur de la Somalie proprement dite, le Kenya devra probablement appliquer indéfiniment les recommandations générales susmentionnées afin d’atténuer la menace qu’il affronte en urgence de la part du groupe terroriste Al Shabaab et le spectre du nationalisme militaire de la « Grande Somalie ».

Reconstruire la Côte swahili

Poser les limites
Le prochain scénario de guerre hybride auquel est confronté le Kenya est moins imminent et plus latent, bien qu’il serve de point de repère pour relier la menace somalienne au fédéralisme identitaire qui sera décrit plus loin dans la recherche. Pour bien préciser la chose, la Côte swahili est une région historique s’étendant le long des côtes kényanes, tanzaniennes et au nord du Mozambique. C’était un centre d’influence islamique et elle entretenait d’importantes relations commerciales avec le Moyen-Orient. Depuis que la région est tombée sous le contrôle colonial de l’Empire britannique, le sentiment unique identitaire que l’espace transnational actuel avait préalablement s’est grandement érodé et peu de gens se considèrent comme faisant partie de cette entité historique. En outre, la Côte swahili a également été historiquement confondue avec le groupe ethnique swahili et comme environ un demi-million de personnes seulement, à travers cette zone étendue sur trois États, peuvent prétendre faire partie de cette population, les perspectives d’une reviviscence du séparatisme sont largement une plaisanterie. À la surface des choses et en tenant compte des faits actuels, il semble assez fâcheux pour toute voix respectable de prétendre même que cette possibilité pourrait jamais se présenter, mais une enquête plus approfondie sur les facteurs stratégiques qui pourraient influer sur une nouvelle conception de la Côte swahili indique qu’un tel projet géopolitique ne devrait pas être immédiatement rejeté.
Influence islamique
En pensant à la Côte swahili, les observateurs devraient prêter attention à la possibilité que la compréhension religieuse et régionale pourrait un jour prévaloir sur l’histoire ethnique. Après tout, il n’y a pas de manière réaliste de voir un demi-million de Swahilis ethniques répartis dans trois États séparés réussir à ressusciter leur ancienne entité, mais il y a des millions de personnes qui pourraient être influencées par leur identité de « musulmans côtiers ». Pour le moment, la recherche ne fera que discuter de la façon dont cela se rapporte au Kenya. On y reviendra avec l’étude de la Tanzanie lorsque ce pays fera l’objet d’un prochain article de cette série. Après avoir qualifié ces aspects et redirigé l’attention uniquement vers le Kenya, c’est un fait démographique que les musulmans représentent environ 11% de la population du pays et sont fortement concentrés le long de la côte, en particulier dans la région méridionale de Mombasa. Plus au nord, certains musulmans du pays sont des Somaliens ethniques, ce qui leur permet d’avoir une double identité séparatiste dans le cadre de la « Grande Somalie » et d’une « Côte swahili » repensée. Cela sera traité très bientôt plus largement dans la recherche, il est donc important pour le lecteur de le garder à l’esprit jusque là.
Le « Conseil républicain de Mombasa »
Continuant à suivre la tangente sur la façon dont la majorité de la population musulmane du Kenya vit sur le territoire de l’ancienne Côte swahili, il y a une chance que le « nationalisme islamique » puisse s’installer dans le pays et s’exprimer par le séparatisme de cette Côte. Cela serait évidemment largement aidé par des ONG étrangères et des prédicateurs islamiques soutenus par le Golfe, mais c’est exceptionnellement dangereux pour le Kenya. En effet, cela fusionnerait le séparatisme religieux et l’extrémisme militant potentiel avec des exigences géographiques concrètes, comme cela se manifeste par des appels au fédéralisme identitaire (dont je parlerai comme de la prochaine vulnérabilité à la guerre hybride) ou au séparatisme absolu. Le principal groupe qui préconise cette approche est le « Mombasa Republican Council » (MRC), illégal, dont un rapport de l’USAID a parlé assez positivement, recommandant que le gouvernement revoie sa position dure. Pour l’instant, le MRC est encore vu comme une petite organisation sur le point de se diviser sur la question de boycotter ou non les prochaines élections de 2017, mais avec la bonne injection de matériel, de personnel et de soutien financier par des ONG étrangères (quelles soient occidentales ou liées aux monarchies du Golfe), le groupe pourrait devenir une force à prendre en compte.
Trois causes, un front
Le MRC, comme son nom l’indique, est principalement actif dans le port vital de Mombasa, mais il pourrait théoriquement étendre ses opérations dans les six régions qui composaient la Province de la Côte s’il recevait assez du soutien externe susmentionné. Cela permettrait alors à ces régions de s’agiter pour un retour à la Province de la Côte, qui fonctionnerait elle-même, totalement ou en partie, comme base du séparatisme de la Côte swahili, galvanisant peut-être les partisans autour de leur foi partagée dans l’islam en opposition à ce qui pourrait être perçu (ou manipulé pour y ressembler) comme l’oppression par le gouvernement chrétien des musulmans somaliens, que ce soit dans le nord-est ou en Somalie à proprement parler. Les problèmes apparemment séparés de l’islam, de la Province de la Côte (ou de la Côte swahili) et du nationalisme de la « Grande Somalie » pourraient ainsi converger en invoquant un large éventail de « griefs » qu’une coalition unie anti-gouvernementale pourrait rallier, reliant des causes supposées déconnectées dans une masse critique de revendications territoriales tangibles – la « fédéralisation » de la Province de la Côte / Côte swahili dans un Kenya reconstitué ou sa séparation officielle de la République en tant qu’État indépendant.

La connexion que le séparatisme de la Côte swahili aurait inévitablement avec l’identité musulmane de la plupart de ses partisans – sans parler de ses liens parallèles avec le nationalisme de la Grande Somalie – en ferait une cible facile d’infiltration pour Al Shabaab, qui pourrait utiliser le groupe MRC comme une couverture publiquement plus acceptable pour ses activités. Cette menace est encore plus aiguë dans le cas où les terroristes devraient refluer de Somalie, puisqu’ils devraient alors chercher à se disperser dans des cellules anonymisées du mouvement de la Côte swahili en attendant de reconstruire leur organisation et de planifier un retour. De cette manière, non seulement le séparatisme de la Côte swahili est une menace très dangereuse pour le fédéralisme identitaire, mais il pourrait également être détourné à des fins de terrorisme islamique, à la manière dont le mouvement « Azawad » dirigé par les Touaregs au Mali a été repris par al-Qaïda en 2012. Bien qu’il n’y ait aucune indication publique que ce soit actuellement le cas du MRC et d’Al Shabaab, la menace est effectivement  latente et il serait mieux de l’arrêter net afin de prévenir son évolution en quelque chose de beaucoup plus difficile à gérer pour les autorités. En outre, Nairobi devrait prendre des mesures pour faire face à toute possibilité de sentiment séparatiste / fédéraliste côtier qui pourrait (re)surgir à Mombasa et ailleurs le long de l’ancienne province de la côte.

Des provinces aux régions… au fédéralisme ? :

Plantation des graines
La prochaine menace de guerre hybride qui pourrait être exploitée au Kenya est le fédéralisme identitaire, que l’auteur a décrit longuement dans un article précédent et qui se réfère à la fédéralisation d’un pays selon une identité interne et (facilement) définie (ethnique, religieuse, régionale , etc.). Le Kenya y est exceptionnellement vulnérable en raison de la diversité de sa population et de l’émergence de tensions identitaires entre les différents groupes, catalysées par la violence électorale de 2007-2008. De plus, comme cela a déjà été analysé dans la recherche, de nombreux Somaliens et peut-être même bientôt quelques Kényans vivant le long de la Côte swahili ont un sentiment identitaire séparé qui pourrait être manipulé de manière externe pour les mettre en désaccord avec Nairobi. Une autre manifestation de violence ethnico-tribale pourrait suffire à détricoter l’idée préalablement fédératrice du nationalisme kényan qui avait autrefois réuni toute la république, ce qui pourrait se combiner avec les identités régionales déjà existantes et en développement entre les communautés de la côte somalienne et de la côte swahili pour engendrer une poussée populaire favorable au fédéralisme identitaire.
Le creuset de la région
La réorganisation du pays selon ses anciennes lignes provinciales, en totalité ou partiellement, est la clé de toute possibilité réaliste. Il n’y a pas de moyen légal pour que cela se produise en raison de la Constitution de 2010 qui a aboli cette poignée d’anciennes unités administratives territoriales et les a divisé en dizaines de nouveaux comtés, qui peuvent être à la fois un obstacle et un avantage pour le fédéralisme identitaire. Commençant par le scénario le plus optimiste pour le gouvernement, si les services locaux et la gouvernance sont sensiblement améliorés en raison de ces réformes, il est moins probable que la population soit aussi manipulable contre elles au profit d’une révision constitutionnelle, mais cela ne sert qu’à aggraver les problèmes qui existent déjà. L’inverse pourrait être vrai et les gens pourraient plus facilement être enclins et amenés à rejoindre les manifestations anti-gouvernementales contre les réformes des comtés. Il est possible qu’un mélange de ces effets soit visible ces deux prochaines années, après que la reformulation territoriale-administrative aura eu suffisamment de temps pour donner des résultats indiscutables, certains domaines étant améliorés, tandis que d’autres finissent par se dégrader.
Creuser pour avoir des données
À ce stade, il serait nécessaire de mener des sondages d’opinion détaillés afin de vérifier les sentiments généraux dans chaque comté. Il y aurait vraisemblablement des grappes de comtés navigant vers l’une ou l’autre des opinions, ce qui permettrait aux observateurs d’évaluer la disposition régionale de la population sur cet aspect de la Constitution de 2010. L’auteur n’a pas assez d’expérience dans l’étude de la politique locale kényane pour prédire avec précision quelles parties du pays pourraient être plus satisfaites que d’autres, mais si une corrélation se développe entre les comtés insatisfaits et les anciennes provinces ou (facilement) les frontières définies par des appartenances ethnico-tribales, cela pourrait indiquer que les populations concernées (ou au moins leurs segments) sont mûres pour un endoctrinement parrainé par des ONG autour des idéaux du fédéralisme identitaire. Que ces comtés aient choisi de se regrouper dans des provinces plus vastes (que ce soit en violation de la Constitution sur un plan de jure officiellement reconnu ou, plus pacifiquement, par une société civile de facto) ou décide de conserver le territoire qui leur a été alloué,  ils peuvent encore s’agiter autour du fédéralisme et invoquer les exemples de la Somalie et du Sud-Soudan comme des précédents. Bien que ce dernier pays ne soit pas légalement une fédération, le grand degré d’autonomie dont disposent ses 28 petites régions est un modèle que certains des petits comtés kényans pourraient essayer de suivre, tandis que les plus grands qui cherchent à recréer des provinces (par morceau ou dans leur ensemble) pourrait regarder vers la Somalie comme exemple.
Double fédéralisation ?
L’auteur ne croit pas que l’une ou l’autre de ces deux organisations soit un modèle pour les Kényans, mais cela ne signifie pas que des éléments vulnérables de la population (en particulier ceux qui sont insatisfaits de la réorganisation en comtés ou qui le croient) puissent être guidés par des ONG et d’autres personnes à penser que leur pays devrait essayer d’imiter les décentralisations politiques de ses voisins. En outre, le lecteur doit se rappeler que la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE) est enfin en voie de se fédérer dans la Fédération de l’Afrique de l’Est (FAE), de sorte que certains Kényans pourraient se demander pourquoi leur propre pays ne peut pas se fédéraliser en interne si l’unité plus grande organise cette sorte de relation avec ses voisins. Le même argument peut évidemment être appliqué à l’Ouganda qui, comme cela sera expliqué dans le prochain profil de pays, subit les mêmes pressions pour le faire, mais pour des raisons différentes, historiquement fondées.
La géopolitique de la fédéralisation identitaire
Par lui-même et dans un vide géopolitique, la fédéralisation n’est pas une menace pour le Kenya ou son partenaire chinois pour la Nouvelle Route de la Soie, mais le problème vient du fait que les États-Unis tenteraient naturellement d’exploiter le pays fédéré de manière prospective pour approfondir leur influence dans les principales zones de transit à travers lesquelles les projets chinois devraient passer. Ils pourraient le faire à la fois pour mettre un terme à ces initiatives (comme cela pourrait être le cas avec la « Grande Somalie » dans le cadre du projet LAPSSET en Éthiopie dans le nord-est du Kenya) ou pour exercer une influence de contrôle sur eux (comme ce que les États-Unis pourraient vouloir faire avec le chemin de fer de calibre standard [SGR] à travers la Côte swahili ou les unités « fédératives » ethnico-tribales). Après avoir expliqué tout cela, le passage des comtés au fédéralisme serait évidemment une action violente et déstabilisatrice opposant les forces locales et régionales à l’autorité centrale de Nairobi (ce dernier protège la Constitution de 2010, que les citoyens eux-mêmes ont approuvée par référendum ). C’est pourquoi la guerre hybride est l’instrument irremplaçable que les États-Unis devraient employer pour réaliser cette vision.

Révolutions de couleur au Kenya

Le coup est passé si prÈs
Quant aux plans des États-Unis pour déclencher une guerre hybride au Kenya, il faudrait évidemment utiliser, à un moment donné, la technique politique des révolutions de couleur. Cela a déjà été testé dans les violentes séquelles de l’élection controversée de 2007 et pendant les deux mois de turbulences qui ont suivi, prouvant que l’ancienne idéologie prétendant unifier un nationalisme civique kényan n’était pas aussi forte que beaucoup l’avaient pensé. Au contraire de nombreux observateurs, et peut-être même des Kényans, au moment où éclatait une crise politique à fort enjeu qui pouvait en quelque sorte être commercialisée comme ayant des contours ethnico-tribaux, ces catégories d’identité étaient incitées à se heurter de manière destructive pour pousser le pays au bord de la guerre civile. L’auteur ne sait pas dans quelle mesure ces tensions étaient déjà existantes et « organiques » ou comment des groupes motivés ont dû travailler pour les provoquer, mais le résultat est que le Kenya a été au bord d’une calamité nationale, heureusement évitée à la dernière minute.
Préparation d’un deuxième tour
Cette expérience inoubliable a remodelé la psyché nationale et a jeté les gens dans une crainte palpable et une inquiétude persistante que la violence inter-communautaire pourrait une fois de plus éclater dans leur pays. Tout comme lors de la période 2007-2008, il est fort probable que toute répétition de ces événements dramatiques serait déclenchée par une crise politique nationale importante. C’est pourquoi l’auteur croit qu’une autre tentative de révolution de couleur pourrait fonctionner comme une étincelle planifiée pour raviver les conflits identitaires au Kenya et faire éclater une guerre hybride dans une nation stratégique de l’Afrique de l’Est. Étant conscient de la situation politique intérieure du pays, toute poussée de révolution de couleur prochaine serait probablement dirigée par Raila Odinga, qui a déjà une première expérience originale dans l’orchestration d’une guerre hybride qui a jeté le Kenya dans le chaos et nourrissant des aspirations présidentielles évidentes pour lui même. Avec son intérêt personnel à vouloir devenir un jour un président par un coup d’État suite à une guerre hybride, Odinga est plus motivé que quiconque pour prendre en charge ce mouvement et pour le porter, dans la mesure où il doit bouger pour atteindre ses objectifs.

Seul lui et ses patrons étrangers savent lequel de ses nombreux rassemblements de « protestation » sera celui qui lancera la Révolution de couleur. Sans services secrets appropriés, il n’y a aucun moyen de savoir à l’avance si un événement planifié n’est qu’un coup de sonde stratégique ou la chose réelle. Cependant, il semble qu’un effort sérieux ait été fait pour lancer au moins une forme d’activité anti-gouvernementale soutenue au cours des émeutes qu’il a encouragées contre la Commission électorale indépendante et sur les frontières (IEBC). L’opinion de l’auteur selon laquelle cet incident était censé annoncer l’avènement d’une révolution de couleur est basée sur la réaction des médias internationaux (occidentaux), obsédés par une photo virale de « brutalité policière », complètement décontextualisée par la réalité alors que beaucoup de manifestants jetaient des pierres sur les policiers et des citoyens kényans innocents. Des images liées à cet événement sont généralement diffusées pour faciliter le travail de l’opposition nationale et internationale face au gouvernement visé, ce qui était évidemment le cas avec la photo en question.
Deux chemins vers le désastre
Ce que l’on peut tirer de cette expérience, c’est que les États-Unis et leurs alliés fabriqueront leurs propres « événements déclencheurs » de révolution de couleur bien avant les traditionnels évènements électoraux qui marquent le début du processus de changement de régime, en faisant ce qu’il faut pour provoquer les autorités dans une sorte d’action exploitable (par exemple « battre un manifestant ») ce qui pourrait alors être utilisé pour « justifier » le chaos prémédité. L’objectif, dans ce cas spécifique, est de produire une atmosphère omniprésente d’hostilité anti-gouvernementale qui reste en vigueur jusqu’aux élections d’août 2017 ou, même « mieux », de créer les circonstances où Kenyatta serait violemment débarqué avant par un coup d’État issu d’une guerre hybride. Tout événement de ce genre devrait vraisemblablement commencer par une révolution de couleur ou une version primitive de cette technique (comme dans une tentative de sondage qui n’était pas initialement prévue pour réussir aussi bien qu’elle l’a fait) menée par Odinga (quelles que soient les circonstances qu’il peut fabriquer, l’IEBC, l’élection proprement dite ou autre), développant une masse critique telle qu’elle peut facilement être utilisée pour provoquer le même type d’affrontements ethnico-tribaux que les événements post-électoraux en 2007-2008. Ce scénario ramènerait le pays au bord du précipice de la guerre civile et représenterait l’éventualité la plus destructrice.

Une autre possibilité est que le mouvement de révolution de couleur d’Odinga serve d’aimant pour que les fédéralistes identitaires sortent de l’ombre et rendent leur cause publique, tout comme la façon dont le contre-gouvernement de Zoran Zaev fonctionne en République de Macédoine vis-à-vis du « fédéralisme albanais ». Si cela se produisait de façon significative, cela augmenterait grandement le potentiel déstabilisateur des protestations naissantes, leur donnant à la fois un programme national bien défini (restauration provinciale selon un cadre fédéré) et un soutien de grande envergure parmi divers groupes identitaires. Naturellement, ce type de mouvement pourrait aussi être manipulé, voire créé, dans le seul but d’alimenter la discorde identitaire au Kenya, mais il a objectivement beaucoup plus de chance que l’autre d’être utilisé pour « unifier »  des objectifs anti-gouvernementaux si les stratèges « révolutionnaires » décident qu’ils veulent que ce soit le cas. S’ils trouvent plutôt utile que ce groupe diversifié de « manifestants » soit tué sauvagement afin d’attirer l’attention nationale et internationale sur la révolution de couleur, pour accélérer sa croissance et / ou pour forcer le Kenya à un bain de sang fratricide dans une guerre hybride, alors Al Shabaab pourrait être utile comme soutien terroriste qui pourrait prendre le blâme sur lui ou être utilisé pour effectuer une attaque sous faux drapeau dont le président Kenyatta et ses partisans pourraient alors être accusés.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

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