lundi 20 novembre 2017

Du féodalisme vers l’avenir : comment la révolution du prince rouge pourrait moderniser la monarchie

Article original de Andrew Korybko , publié le 8 novembre 2017 sur le site The Duran
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr



Le “prince rouge” Mohammed Bin Salman essaye de faire l’impensable – moderniser l’Arabie saoudite à travers une “révolution” anti-féodale – mais il va faire face à beaucoup de résistance à chaque étape, et son échec éventuel signerait inévitablement la destruction future du Royaume.

Le prince héritier saoudien Mohammed Bin Salman a parfaitement exécuté ce qui ne peut être décrit que comme un coup bolchevik anti-oligarchique contre  l’“État profond” durant le week-end, contrecarrant préventivement un complot royaliste pro-américain pour le renverser en réponse aux réformes socio-économiques et religieuses qu’il a lancées dans le cadre de son ambitieux programme Vision 2030, ainsi que de ses nouveaux partenariats avec la Chine et la Russie.



Il n’essaie pas seulement de préserver son propre pouvoir dans l’environnement ultime du machiavélique “Jeu des Trônes” de la politique royale saoudienne, mais aussi de sauver l’Arabie Saoudite de ce qui, avec le temps, pourrait autrement être son effondrement inévitable si l’ancien ordre était autorisé à se prolonger. Le Royaume ridiculement riche a lâché des milliards de dollars pour la guerre désastreuse (et très chère) au Yémen qu’il a imprudemment commencée il y a environ deux ans et demi, et la chute des prix du pétrole pendant cette période l’a empêché de se remettre de ses énormes dépenses engagées pour cette campagne militaire toujours en cours.

Non seulement cela, mais l’Arabie saoudite se vante sans honte d’avoir plus d’un million d’employés dans le secteur public et un taux de chômage de 12,5% dans un pays où 70% de la population a moins de 30 ans. En outre, les richesses macroéconomiques du Royaume sont concentrées dans les mains de la famille royale, alors que le reste du pays survit péniblement dans un état de semi-féodalisme où la richesse n’a jamais vraiment « ruisselé » jusqu’en bas.

Pour aggraver les choses, les extrémistes wahhabites que l’Arabie saoudite a toujours exportés, venant de sa propre population ou simultanément cultivés à l’étranger, sont déjà en train de revenir dans le Royaume avec la défaite imminente de Daesh au Moyen-Orient. En plus de cela, la répression historique par l’État de la minorité chiite importante dans la province de l’Est riche en pétrole et les attentes relativement libérales de la population majoritairement juvénile sont en train de préparer l’Arabie saoudite aux futurs affrontements sectaires et générationnels.

Riyad croyait avec arrogance qu’elle pouvait jeter de l’argent sur tous ses problèmes et continuer à gagner du temps en repoussant indéfiniment cette catastrophe intérieure imminente. Mais cette politique irresponsable n’a jamais été durable, et la situation s’approche clairement d’une sérieuse crise dans les années à venir étant donné que les dépenses de l’État dépassent dangereusement le taux de réapprovisionnement du budget dépendant des ressources.

Cependant, aucun des membres de la famille royale ne semblait vraiment s’en soucier car, de manière oligarchique et globaliste, ils n’avaient aucune loyauté envers leur patrie et pensaient qu’ils pourraient facilement déménager ailleurs si tout commençait à s’effondrer. Le seul membre influent de la monarchie qui s’en soucie est le prince héritier Mohammed Bin Salman, qui s’est astucieusement frayé un chemin jusqu’au sommet de la structure du pouvoir en quelques années, en brisant toutes les traditions de succession sacrées du pays.

Il n’est pas exagéré de dire que Mohammed Bin Salman est un “radical” dans tous les sens du terme, puisque  non seulement il s’apprête à s’approprier des actifs oligarchiques d’environ 800 milliards de dollars avec des méthodes bolchéviques pour financer ses projets de travaux publics nommés Vision 2030, mais il a aussi totalement brisé la hiérarchie du pouvoir précédent dans le Royaume et devrait bientôt viser aussi le tristement célèbre clergé wahhabite. Le prince héritier est, relativement parlant, en train de mener une « révolution » générale et rapide pour moderniser son royaume féodal afin de le sauver, et la clé pour comprendre tout cela est d’apprécier la grande stratégie derrière Vision 2030.
Pour les raisons économiques et structurelles pressantes décrites ci-dessus, l’Arabie saoudite doit de toute urgence passer de son économie dépendante du pétrole à celle du secteur réel, et les 130 milliards de dollars d’investissements qu’elle a obtenus l’année dernière au cours de deux accords distincts, lors de 2 cérémonies séparées de signatures de contrat en avril et en août vont faire beaucoup pour lancer cette initiative, mais c’est encore loin d’être suffisant. C’est pourquoi Mohammed Bin Salman a décidé de purger l’État profond de son pays avant qu’il ne puisse agir contre lui d’abord, puisqu’il savait de l’intérieur à quel point l’Arabie saoudite avait besoin d’un “reboot de régime” complet, sinon le meilleur et le plus visionnaire des plans serait inévitablement voué à l’échec à cause du cloaque de la corruption du Royaume.

Ayant « nettoyé la maison » et tenant le pouvoir avec l’aide des militaires et des services de sécurité intérieure qui soutiennent sa mission patriotique pour sauver l’Arabie saoudite, le prince héritier doit maintenant écarter ou marginaliser les clercs wahhabites qui avaient partagé le pouvoir avec la monarchie en raison d’un arrangement de pré-unification entre les maisons des Saoud et le dirigeant religieux Abdelwahhab. Il est impossible que ce bastion influent du pouvoir takfiriste laisse le jeune dirigeant modernisateur renverser les ségrégations de genre de la société et accorder plus de libertés aux femmes sans prendre position pour s’opposer à ce prince qu’eux et leurs partisans des générations plus âgées commencent à voir comme un futur Roi “infidèle”.

Les religieux ne détestent pas seulement ce que Mohammed Bin Salman a déjà fait, mais ils méprisent aussi profondément ce qu’il veut faire, c’est-à-dire augmenter la participation des femmes au marché du travail et ainsi diminuer leur rôle traditionnel dans la famille, quelque chose qui est “haram” comme l’Arabie saoudite l’imposait jusqu’à présent. Le prince héritier sait que Vision 2030 ne réussira pas tant que la plupart des femmes resteront cloîtrées à la maison et au chômage, et quelles que soit la réticence de certains Saoudiens à le reconnaître, le fait économique objectif est que les femmes devront finalement « moderniser » leur pays dans le sens occidental si le Royaume veut survivre à la décennie à venir, sans parler de ce siècle.

Mohammed Bin Salman a remporté la première bataille contre l’« État profond » lorsqu’il a mis en détention les oligarques et confisqué leurs richesses sous un prétexte d’anti-corruption. Mais la guerre n’est pas finie tant que les clercs wahhabites restent en position de pouvoir et d’influence. Cela bien qu’en vérité, il ait déjà emprisonné un certain nombre d’entre eux au cours des derniers mois afin d’instiller la peur dans leurs cœurs et faire quelques exemples inoubliables. Pourtant, cela pourrait ne pas être suffisant, et si cette faction de l’“État profond” n’est pas maîtrisée et neutralisée efficacement, elle finira par s’agiter contre lui, tôt ou tard.

Cette tâche est certes beaucoup plus facile à dire qu’à faire, puisque l’héritage des 80 dernières années a laissé une empreinte indélébile sur la psyché du pays. Et même si Mohammed Bin Salman “draine le marécage wahhabite”, ses forces de sécurité resteront pour toujours sur la défensive pour le protéger contre les attaques d’un “loup solitaire” ou d’une “cellule dormante”, organisées localement ou inspirées / téléguidées depuis l’étranger. En tout cas, si la chance et les auspices sont avec lui, il pourrait marquer une victoire herculéenne dans cette guerre contre l’“État profond” tout en conservant la loyauté de l’armée. Le prince héritier devra alors commencer le douloureux processus de “thérapie de choc” pour  moderniser structurellement la situation socio-économique de l’Arabie saoudite.

On ne sait pas à ce stade à quelle vitesse il va se déplacer sur le front social, mais cet aspect de la politique intérieure est inévitablement lié à celui existant sur le plan économique, sur lequel il se concentrera probablement le plus directement au début. Comme mentionné précédemment, l’intégration prévue des femmes dans la main-d’œuvre du pays ne peut avoir lieu sans leur libération préalable des normes restrictives wahhabites, d’où la raison pour laquelle il a déjà commencé à mettre en œuvre des réformes radicales (relativement à son pays) comme permettre aux femmes de conduire et la mixité des sexes dans les stades de sport.

La prochaine étape consistera à les inciter à trouver un emploi, probablement dans les secteurs administratifs et de service, et c’est là que sa base majoritairement jeune et relativement plus « libérale » peut l’aider en soutenant ce mouvement et en s’opposant à l’ancienne génération « conservatrice », résistante à cette réforme sans précédent. Les femmes se retrouvent toujours sur le marché du travail chaque fois qu’une société féodale passe au capitalisme, mais les traditions socio-religieuses strictes qui prévalent en Arabie saoudite depuis des siècles suggèrent qu’un conflit culturel entre générations est inévitable. Cela souligne encore la nécessité de la loyauté de l’armée envers lui, personnellement, mais aussi et surtout, la compréhension patriotique de la nécessité de cette Vision 2030 pour préserver la survie future du Royaume.

Tout compte fait, l’Arabie saoudite n’est pas seulement au milieu d’un (contre-) coup d’État, mais au beau milieu d’une « révolution » modernisatrice qui commence tout juste à se dérouler sous l’égide du prince « rouge », quasi-stalinien, Mohammed Bin Salman. Bien qu’il ne soit pas vraiment communiste, ce jeune roi n’en est pas moins « révolutionnaire » en ce qu’il a volé les milliards des oligarques de son pays pour financer ses coûteux programmes socio-économiques de transition de son pays féodal vers un modèle capitaliste, avec toutes les profondes implications socio-religieuses que cela implique.

Comme toutes les révolutions, cependant, celle-ci est vouée à rencontrer la résistance des élites en danger, de ses mécènes étrangers et des masses encore sous le joug idéologique “conservateur”, mais les faits économiques et démographiques sont du côté du “Prince rouge” . Il est certes en train de faire le pari quelque peu risqué que ces derniers seront assez « libéraux » pour le soutenir et que la population acceptera les changements de style de vie radicaux que sa « révolution » entraînera inévitablement.

Il est trop tôt pour savoir si Mohammed Bin Salman va réussir, et encore moins s’il vivra encore un jour de plus après avoir exproprié de facto la somme ahurissante d’au moins 800 milliards de dollars à certains des oligarques les plus puissants du monde. Il devient clair, cependant, que le « Prince rouge » accomplit sa « révolution » non seulement pour s’emparer de tout le pouvoir, mais aussi pour sauver patriotiquement l’Arabie saoudite et assurer sa pérennité dans le futur.

Andrew Korybko

Note du Saker Francophone

Voilà qui devrait donner des idées à d'autres, après les Philippines, l'Arabie saoudite. Et si le prochain sur la liste était un petit État d'Amérique du Nord, coincé entre le Canada et le Mexique... avec son dictateur sanguinaire à la mèche rebelle. Il y a sûrement des listes de noms qui trainent chez les acteurs du marais local pour couper la tête du serpent d'un coup sec. Il ne manquera pas de se trouver quelques colonels dans cette république bananière pour faire le ménage sous les acclamations de la foule dans les « flyover states ».


Il y en a d'autres qui doivent s'inquiéter en Europe, car si l'argent saoudiens devait se tarir, ainsi que l'influence atlantiste, beaucoup se retrouveraient en grande difficulté. On peut parier que les retournements de vestes transformeraient vite les anciens amis en boucs émissaires.

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