jeudi 26 avril 2018

Les implications stratégiques d’une éventuelle base russe au Somaliland

Article original de Andrew Korybko, publié le 6 avril 2018 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

Somaliland flag 

Si l’on en croit les rapports non confirmés sur une éventuelle base russe dans la région sécessionniste du Somaliland, Moscou bande enfin ses muscles militaires au-delà de l’Eurasie et signale son désir de retourner en Afrique.
 
Le portail d’information des média alternatifs, généralement digne de confiance, South Front, a republié des déclarations qui circulaient depuis quelques jours sur une éventuelle base militaire russe dans la région sécessionniste du Somaliland, un développement qui a d’abord pris au dépourvu de nombreux observateurs. Mais il n’y a rien d’inexplicable si cela se confirme. Le rapport allègue que Moscou a entamé des pourparlers avec les autorités autoproclamées de Hargeisa pour construire une petite installation aérienne et navale polyvalente dans la ville frontalière de Zeila, à Djibouti, en échange de la reconnaissance officielle de « l’indépendance » de la région. Les EAU construisent déjà leur propre base à Berbera − bien qu’ils ne reconnaissent pas officiellement le Somaliland − mais l’État du Golfe est une puissance militaire montante avec beaucoup plus d’argent pour arroser le terrain que la Russie et n’est donc probablement pas soumis aux mêmes conditions que Moscou juste pour cette simple raison pécuniaire.

 

Somaliland map

Le contexte du Somaliland

Le Somaliland était une colonie britannique réunie avec ses frères somaliens en 1960, après quoi elle s’est séparée de cet état somalien « croupion » après le renversement du président Barre et la guerre civile multidimensionnelle qui a suivi et qui a englouti le pays. Le gouvernement de facto du Somaliland estime que la politique anti-insurrectionnelle de Barre à la fin de la guerre froide envers sa région a constitué ce qu’il a appelé le « génocide Isaaq » et l’a donc convaincu de faire sécession pour des raisons de sécurité. Quelle que soit la légitimité de cette démarche, le fait incontesté est que la position géostratégique du  Somaliland est restée fonctionnellement celle de l’indépendance et d’une posture en grande partie pacifique depuis lors, ce qui, selon Hargeisa, devrait renforcer sa revendication de reconnaissance internationale de son indépendance. Mogadiscio, cependant, maintient que la région devrait revenir sous son contrôle formel, avec la garantie que le nouveau système « fédéral » selon elle, empêchera les abus passés de se reproduire.

Importance géostratégique

Le Somaliland, tout comme le Sud-Yémen tout aussi méconnu mais également souverain, s’est rangé du côté des Émirats arabes unis dans la guerre du Yémen et héberge aujourd’hui un complexe militaire émirati à Berbera qu’Abou Dhabi envisage d’associer à ses installations existantes d’Aden et des iles Socotra pour en faire la « porte d’entrée » de Bab El Mandeb pour le commerce maritime UE-Chine. Ce processus se déroule parallèlement à l’extension de la guerre froide du Golfe à la Corne de l’Afrique et à la militarisation internationale de la mer Rouge, faisant de la région l’un des points chauds les plus exposés aux conflits dans le monde aujourd’hui. C’est dans ce contexte que la Russie pourrait envisager une base navale et aérienne au Somaliland à quelques kilomètres de celle des États-Unis à Djibouti, qui, si elle était construite, complèterait de manière stratégique celle de la Chine à l’ouest du Camp Lemonnier des Américains.

Le « pivot vers l’Afrique » de la Russie

Somaliland Foreign Minister Dr. Saad Ali Shire meets with Russian diplomat Yury Kourchakov
Le ministre des Affaires étrangères du Somaliland, Dr. Saad Ali Shire (centre droit) rencontre le diplomate russe Yury Kourchakov (centre) en 2017
La base possible de la Russie au Somaliland serait bien plus qu’un crachat à la face des Américains car elle ferait partie du projet de « pivot vers l’Afrique » de Moscou qui a été annoncé à la fin de l’année dernière, suite à l’aide militaire fournie à la République centrafricaine et l’offre par le Soudan de mettre à la disposition des Russes une installation militaire sur sa côte de la mer Rouge. En relation avec ces deux développements, il y a aussi eu des signes au début de cette année que tout pivot africain pourrait voir Moscou s’appuyer davantage sur les mercenaires comme force d’avant-garde pour stabiliser les pays déchirés par les conflits et créer les conditions pour équilibrer les intérêts intra-étatiques et les affaires internationales, à travers le continent par conséquence. Dans ce cas, la Russie pourrait potentiellement servir de médiateur entre le Somaliland et la Somalie proprement dite et ensuite « équilibrer » les relations entre eux et leur voisine beaucoup plus enclavée qu’est l’Éthiopie.

L’Éthiopie et les Émirats arabes unis

À cet égard, il convient de rappeler aux observateurs les relations de longue date entre la Russie et l’Éthiopie qui ont jeté les bases de leur rapprochement en cours après près de trois décennies de négligence après la fin de la guerre froide. L’Éthiopie est le premier partenaire de la Chine en Afrique et le chemin de fer Djibouti-Addis-Abeba (DAAR) récemment construit pour devenir le cœur d’un « CPEC africain ». Compte tenu du « surpeuplement » militaire dans la minuscule Djibouti et de la distance relativement longue entre Port Soudan et l’Éthiopie, la Russie aurait pu décider de construire une base au Somaliland comme « porte dérobée » pour l’Éthiopie, avec laquelle Hargeisa est alliée. En outre, le développement conjoint par l’Éthiopie d’un port à Berbera avec les Émirats arabes unis et les relations croissantes de la Russie avec ces deux grandes puissances émergentes indiquent des motivations économiques et stratégiques derrière la décision éventuelle de Moscou de construire une base poche de Zeila, pour « tuer plusieurs oiseaux d’une seule pierre » en renforçant les liens de la Russie avec les trois parties.

L’échiquier de la grande puissance du XIXe siècle

Néanmoins, tout mouvement dans cette direction serait sans aucun doute considéré comme une « trahison » de la Somalie par son ancien soutien pendant la Guerre froide, malgré la participation décisive de la Russie aux côtés de l’Éthiopie pendant la guerre Ogaden de 1978-79 et le fait d’avoir « vendu » Mogadiscio à Addis-Abeba lors d’un échange sans précédent d’alliés régionaux avec les États-Unis. Tout comme à l’époque, les calculs néo-réalistes seraient au cœur de cette décision, bien que cette fois-ci basés sur « l’équilibre » de « l’Échiquier des Grandes Puissances du XIXe siècle » devenu infiniment plus complexe avec l’émergence de l’Ordre mondial multipolaire que durant les « bons vieux jours » de la bipolarité. Comme preuve de cette politique en action dans un contexte africain, il suffit de regarder la nouvelle politique de la Russie à l’égard de la Libye qui considère maintenant le renversement de Kadhafi comme une « affaire interne » même si c’est elle qui a attiré l’attention de la communauté internationale sur les débuts de la Révolution colorée nommée « Printemps arabe » à l’échelle du théâtre du grand Moyen-Orient.

Réflexions finales

Les fondements de la politique étrangère russe contemporaine complètement non-idéologiques et axés sur les intérêts contrastent fortement avec le récit dogmatique des démagogues des médias alternatifs qui prétendent que Moscou ne peut que s’opposer par principe à des alliés des américains, c’est-à-dire que la Russie « ne contribuerait jamais » (délibérément ou non) à la « balkanisation » de la Somalie en construisant une base dans le Somaliland à côté de celle de la « petite Sparte » des États-Unis et à proximité d’un pays enclavé qui est son bras droit régional. Les temps ont certainement changé, prouvant que la Nouvelle Guerre froide n’a rien à voir avec la première version et que la Fédération de Russie d’aujourd’hui ne ressemble en rien à l’Union soviétique du passé en ce qui concerne ses « principes » de politique étrangère. Ce n’est pas nécessairement une « mauvaise » chose mais seulement un reflet de la réalité internationale dans laquelle la Russie est obligée de bouger si elle veut faire avancer ses intérêts face à une pression américaine asymétrique considérable et multidimensionnelle.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire