lundi 19 octobre 2015

Réduire la techno-sphère, Partie II

Article original de Dmitry orlov, publié le 14 Octobre 2015 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr


Partie I

Les technologies politiques ont trois objectifs principaux:
1. Changer les règles du jeu entre les participants dans le processus politique.
2. Introduire dans la conscience de masse de nouveaux concepts, des valeurs, des opinions et des convictions.
3. Manipuler directement le comportement humain à travers les médias de masse et les méthodes administratives.





Les technologies politiques poursuivent ces objectifs tactiques en conformité avec des impératifs stratégiques, plus élevés, et c’est seulement la nature noble de ces impératifs élevés qui peuvent justifier l’utilisation de ces moyens non démocratiques, tenus d’une main ferme. Oui, la fin justifie les moyens, de temps en temps. Il vaut mieux, pour sauver l’humanité et le monde naturel, utiliser des moyens non démocratiques que de les laisser s’éteindre en adhérant à ceux qui sont strictement démocratiques.

Mais souvent, les impératifs sont beaucoup moins nobles. Ils peuvent être séparés en deux catégories:

1. Améliorer le bien-être de tout le monde par la poursuite du bien commun de toute la société, tel qu’il est compris par ses membres les plus instruits, les plus dignes et responsables, les plus intelligents. Les technologies politiques de ce genre résultent d’un cercle vertueux, se fondant sur les succès précédents pour renforcer la cohésion sociale, la solidarité et la mise en scène pour de grandes réalisations. (Ce sont les bons côtés.)

2. Enrichir, donner du pouvoir et protéger les intérêts particuliers au détriment du reste de la société. Ces types de technologies politiques ne réussissent pas à surmonter leurs contradictions internes ou sont entraînées dans un cercle vicieux, dans lequel ceux qui en bénéficient s’acharnent à obtenir des niveaux toujours plus élevés de comportements égoïstes au détriment des autres, préparant le terrain pour des résultats sociaux désastreux, une stagnation économique, une violence de masse et une guerre civile éventuelle avec une désintégration politique. (Ce sont les mauvais côtés.)

Prenons les États-Unis à titre d’exemple. Les États-Unis prennent actuellement plus que leur juste part de cette seconde description. Passons brièvement en revue une douzaine de références à ces comportements, parmi les plus importantes.

1. Le lobby des combustibles fossiles.

Objectif : Convaincre la population américaine qu’un changement catastrophique climatique anthropique ne se produit pas.

Moyens : Mener des campagnes de diffamation contre les scientifiques du climat, publication de faux articles scientifiques, dénigrement de la science dans son ensemble, présentation du mouvement pour arrêter le changement climatique catastrophique comme une conspiration, etc.

Ce lobby montre quelques signes de défaillances avec une contradiction interne, comme quoi certaines parties de Caroline du Sud, un État soi-disant conservateur, finiraient sous l’eau dans un prétendu «déluge de mille ans» (qui sera bientôt rebaptisé «crue centennale», puis  «crue décennale» et, enfin, en inondation blub-blub-blub). Contrairement à la Caroline du Nord, la Floride (un autre État blub-blub-blub) et le Wisconsin, la Caroline du Sud n’a pas interdit l’utilisation du terme «changement climatique» aux employés de l’État; non pas que quiconque l’ayant entendu puisse les utiliser comme il veut. Lorsque les technologues politiques commencent à interdire l’utilisation de mots, vous savez qu’ils sont de plus en plus désespérés. Au niveau de la technologie méta-politique, quand un technologue politique montre des signes de défaillance par une contradiction interne, il est souvent préférable de laisser les choses suivre leur cours. Après tout, qu’importe si les responsables en Caroline ou en Floride utilisent le terme changement climatique ou le terme blub-blub-blub?

2. Les fabricants d’armes.

Objectif : Convaincre la population américaine que la propriété privée des armes à feu met les gens à l’abri, qu’elle est efficace pour prévenir la tyrannie du gouvernement, et qu’elle est un droit devant être défendu à tout prix.

Mais là aussi, on voit apparaître quelques signes de défaillance avec une contradiction interne, comme l’augmentation du nombre de fusillades de masse aux États-Unis. Le niveau de lavage de cerveau ici est assez élevé, et les autorités américaines pourraient se trouver contraintes de recourir à la manipulation directe pour ramener la situation sous contrôle (enfin c’est ce qu’ils espèrent). Cela peut impliquer une sorte de bras de fer féroce entre le gouvernement et les fous des armes à feu, dans lequel ces derniers sont décrits comme des terroristes, des hors-la-loi qui, dans un exercice de démonstration, seraient instantanément anéantis par l’armée, la marine et l’armée de l’air. Mais cela ne ferait que mettre en évidence la prochaine couche de contradictions internes: en démontrant de façon décisive que la possession d’une arme à feu ne vous met pas à l’abri, et que les armes sont inutiles dans la prévention de la tyrannie, le gouvernement serait forcé d’admettre tacitement qu’il est, de fait, une tyrannie en guerre avec son propre peuple. Et cela nuirait à un certain nombre d’autres technologies politiques dont le gouvernement dépend pour sa survie politique.

3. Le système politique à deux partis, avec les lobbyistes et ses sponsors parmi les corporations, le big money et des étrangers.

Objectif : Garder les gens dans la croyance que les États-Unis sont une démocratie et que les gens ont le choix. D’une part, cette technologie semble fonctionner. Beaucoup de gens ont voté pour Obama (certains d’entre eux deux fois!), puis ont eu un grand moment de solitude face au fait qu’il n’était qu’un imposteur, à peine différent de son prédécesseur, et que tout ce qu’il avait dit pour obtenir leur vote était seulement une musique de l’espoir. Et maintenant, beaucoup de ces mêmes personnes sont prêtes à voter de nouveau, pour un quelconque autre politicien de carrière, démocratique, jouant le même genre de musique de l’espoir. Mais malgré tout, cet aspect de la technologie politique semble être   plutôt en déclin. L’appareil des partis paraît incapable de produire des candidats viables. Les républicains sont dans le désarroi interne et semblent particulièrement vulnérables, risquant d’être relégués au second plan par des étrangers comme Trump. En outre, la plupart des électeurs ne s’identifient plus avec l’un ou l’autre des partis, un développement troublant pour les technologues politiques chargées de les faire paître d’un côté ou de l’autre de l’échiquier politique.

4. Les entreprises de défense et les élites autour de la défense nationale.

Objectif : Justifier les budgets de défense exorbitants au prétexte qu’ils gardent la nation en sécurité en déjouant les malfaiteurs et autres absurdités. Les États-Unis ont un système de défense très coûteux, mais très inefficace.

Affaire en cours : Les hostilités en Syrie menacent de dégénérer. Les États-Unis ont ordonné au porte-avion USS Theodore Roosevelt de quitter le golfe Persique, laissant ce golfe sans un seul porte-avions américain pour la première fois en 6 ans.

La raison est simple : Bien qu’issus d’une recherche de pointe très coûteuse, les porte-avions américains ne sont efficaces que contre des adversaires très faibles et désorganisés. Quand on en vient à affronter de grandes puissances comme la Russie, la Chine et l’Iran, ils ne sont pas plus que des canards d’eau douce, sans défense contre les attaques de missiles de croisière supersoniques et de torpilles à super cavitation [1] – qu’en outre les Américains ne possèdent tout simplement pas. Ces signes évidents de faiblesse (et il y en a beaucoup d’autres) sapent les fondements de ces demandes en dollars pour la défense, selon lesquelles c’est de l’argent bien dépensé. Avec le temps, ce message est amené à sombrer comme la mise en place de la défense des États-Unis produit des cafouillages militaires inutiles, des rapports sans fondement, ceux des services de renseignement prenant leurs désirs pour la réalité, ce qui entraîne une contradiction interne grave.

Si on couple cette relative impuissance des armes de haute technologie américaines contre des adversaires équipés de façon similaire avec l’incapacité ou le refus de déployer des troupes au sol (après les grandes réussites dans les hachoirs à viande de l’Irak et de l’Afghanistan), on a une superpuissance d’antan dont la capacité à projeter sa force est plutôt circonscrite. Pourquoi, alors, est-ce que ça coûte autant? Une défaite aurait pu être obtenue pour beaucoup moins cher. Un signe de désespoir vient de cette dernière initiative américaine de déposer des palettes de munitions d’armes légères et de grenades à main dans les déserts du nord de la Syrie, dans l’espoir que certains terroristes modérés (mort de rire) seraient les premiers à les trouver pour les utiliser contre le gouvernement syrien.

La liste est longue, mais, pour des raisons de concision, et comme exercice pour le lecteur, je vais laisser celui-ci remplir en détail les exemples restants de mauvaises technologies politiques que l’on trouve aux États-Unis. Les informations ne sont pas difficiles à trouver. Demandez-vous si ces technologies vont échouer grâce à une contradiction interne, par le déclenchement d’un conflit plus large ou en provoquant une dégénérescence généralisée dans la population qu’elles oppriment.

5. L’industrie médicale.

Objectif : Maintenir les gens dans la conviction qu’une assurance maladie privée est nécessaire, que les frais médicaux exorbitants sont justifiés, que la médecine socialisée est en quelque sorte le mal incarné, et qu’ils reçoivent des soins médicaux de bonne qualité, en dépit de toutes les preuves du contraire.

6. L’industrie de l’enseignement supérieur.

Objectif : Maintenir les gens dans la conviction que l’enseignement supérieur aux États-Unis est une valeur sûre en dépit de ses coûts exorbitants, de la crise de la dette étudiante et du fait que plus de la moitié des diplômés universitaires et du collège ont été incapables de trouver un emploi professionnel.

7. Le complexe industriel des prisons.

Objectif : Maintenir les gens dans la conviction qu’emprisonner un pourcentage plus élevé de la population que ne l’a fait Staline, surtout pour des actes non violents, des crimes sans victimes, permet d’assurer en quelque sorte la sécurité de la population en dépit de l’inexistence de preuves.

8. L’industrie automobile.

Objectif : Maintenir les gens dans la conviction qu’une automobile à soi est la marque d’une liberté personnelle tout en dénigrant les transports en commun, en dépit du fait que si vous prenez en compte tous les coûts et les externalités des voitures particulières en les traduisant en heures de travail nécessaires pour payer pour cela, conduire une voiture se révèle moins rentable que la marche.

9. L’industrie agro-alimentaire.

Objectif : Maintenir les gens dans la conviction qu’un régime alimentaire constitué de nourriture pas chère, chargée de produits chimiques, produite industriellement est en quelque sorte acceptable en dépit du niveau élevé d’obésité, de maladies cardiaques, du diabète et d’autres affections qui en sont les conséquences.

10. L’industrie financière.

Objectif : Maintenir les gens dans la conviction que leur argent est en sécurité même s’il disparaît dans le trou noir sans cesse croissant d’une dette impossible à rembourser.

11. La religion organisée.

Objectif : Maintenir les gens dans la conviction que se prosterner devant un grand homme blanc dans le ciel, qui pourrait vous envoyer en enfer en dépit du fait qu’il vous aime, et qui, bien que tout-puissant, a toujours besoin de votre argent, l’emporte sur l’utilisation de votre propre raison se fondant sur des faits pour trouver votre propre chemin dans le monde. Cela amène les gens simples d’esprit à affirmer avec insistance que l’histoire fabriquée du dieu égyptien Horus, à laquelle on ajoute des morceaux de l’épopée de Gilgamesh et d’autres mythes anciens, est la parole de Dieu et la vérité littérale absolue. Il faut garder vivante la fiction que les personnes religieuses sont en quelque sorte plus morales ou plus éthiques que les personnes non religieuses.

12. Le système juridique.

Objectif : Maintenir les gens dans la conviction que le système juridique produit en quelque sorte la justice au lieu de se vendre au plus offrant, seulement pour nourrir une énorme armée d’avocats bien payés qui mériteraient leur argent, et que l’obéissance à un codex de lois si volumineux et si compliqué qu’il en est complètement incompréhensible pour une personne moyenne et même pour la plupart des avocats, signifie être un bon citoyen.

Comme vous le voyez, les États-Unis supportent un certain poids de parasitisme dû aux mauvaises technologies politiques. Chaque groupe d’intérêt particulier peut faire appel à des technologues politiques pour mettre en place un système qui lui assurera un morceau disproportionné du gâteau, au détriment de tout le monde.

Tout ceci est déjà assez mauvais, mais les mauvaises technologies politiques provoquent un problème supplémentaire: elles affaiblissent l’esprit de ceux qu’elles oppriment. Leur principal objectif est de maintenir les gens dans la conviction de choses qui sont fausses. Une fois qu’elles réussissent, ces gens deviennent personnellement investis dans ces mensonges, viennent à s’y identifier et prennent toute information qui les contredit soit comme un affront personnel ou, à tout le moins, comme une source de dissonance cognitive inopportune. Cela les rend imperméables à de bonnes technologies politiques, celles qui cherchent à les convaincre de choses qui sont vraies et d’approches qui travaillent sur les faits pour les orienter dans le sens de faire ce qui est nécessaire. Ils sont ce que Andy Borowitz a appelé l’«homme résistant aux faits».

En raison de la forte charge parasitaire des mauvaises technologies politiques, la population des États-Unis ne peut pas comprendre l’importance d’en mettre de bonnes sur pied, comme celle visant à prévenir un changement climatique catastrophique. Un grand nombre de ces mauvaises technologies politiques sont sur le point d’échouer, soit par le biais de contradictions internes, soit en raison de leurs effets néfastes sur les personnes prises dans leurs sortilèges. Il est donc logique d’attendre.

En outre, le problème des États-Unis comme pollueur et perturbateur majeur du climat peut se résoudre de lui même : les États-Unis sont un pays qui souffre énormément du changement climatique, avec la côte Ouest et le Sud-Ouest courant vers des pénuries l’eau, le Sud décimé par des vagues de chaleur et la côte Est en passe de disparaître sous les vagues. Gardez à l’esprit que cela concerne moins de 5% de la population mondiale, un nombre important, mais pas assez important pour tenir en otage le reste de la planète.

Essayer de négocier avec les États-Unis pour prévenir un changement climatique catastrophique commence à ressembler à une perte de temps. Pourquoi les 95% devraient attendre de voir les 5% se creuser un trou assez profond pour eux-mêmes? Mais qu’est-ce qui ne serait pas une perte de temps? Telle est la question que nous allons traiter bientôt.
Dmitry Orlov

[1] Précisions de l’Auteur

  • Les États-Unis disposent d’un missile de croisière supersonique air-sol lancé mais de  courte portée. Idem pour la France. Ils n’ont rien qui se compare avec le Kalibr russe, qui dispose d’un rayon d’action de plus de 1500 km et a été récemment testé en Syrie en conditions réelles avec 100% de réussite.
  • Les États-Unis n’ont pas de torpilles fonctionnant sur le principe de la super-cavitation.
  • La vitesse Mach 1 commence à 1,470km/h, et la vitesse de propulsion de la torpille US à hélice la plus rapide est de 500 km/h, moins de la moitié.
  • La Russie et l’Irak ont la torpille Shkval, qui nage à plus de 500 km/h.
  • Les porte-avions peuvent abattre des cibles subsoniques, mais ils ont pas de défense antimissile contre les supersoniques.
  • Contrairement aux Tomahawk subsoniques des Américains, le Kalibr peut être lancé depuis des petits navires.

4 commentaires:

  1. Bonjour,
    J'ai lu intégralement cet article et je me pose une question:
    certes, le bilan tel que vous nous l'avez présenté paraît sombre, ou disons en tous cas qu'il présente une longue série de dysfonctionnements de la société américaine, mais, les américains, peut-être qu'ils se sentent bien dans cet univers ?
    Existe-t-il des études qui permettent de connaître la façon dont les américains se sentent dans leur quotidien: sont-ils optimistes ? sont-ils déprimés ? vivent-ils dans un sentiment perpétuel d'insécurité ? globalement considèrent-ils qu'ils vont bien ?
    Je sais que moi, (je suis français et vis en France), depuis plusieurs années, je vis dans un certain sentiment d'insécurité : chaque fois que je rentre chez moi, je suis tout content de voir que je n'ai pas été cambriolé ( mon ami et voisin a été cambriolé cinq fois en 8 ans ).
    Donc j'ai un curseur "anxiété vis-à-vis de l'insécurité" qui n'est pas nul. C'est quelque chose de mesurable.
    Est-ce qu'il y a des mesures de ce genre de choses qui sont faites aux Etats-Unis ?

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    1. C'est une très bonne question
      Je ne suis pas dans l'esprit de l'auteur, je ne suis que le traducteur.
      Comme en France, difficile d'avoir un avis objectif car l'Etat et les médias sont parti prenantes avec un biais idéologique

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  2. Vers une prison, il me semble... de l ordre, de l ordre, de l ordre... mais la vie ce n est pas que cela...

    "utiliser des moyens non démocratiques que de les laisser s’éteindre en adhérant à ceux qui sont strictement démocratiques."

    Pour qui vous prenez vous pauvre petit homme parmi d autre ? Vous pensez vous omniscient pour déjà en avoir une idée de ce qui est bien pour moi, sans me connaitre...
    Cela part d une bonne idée mais vous vous donnez des droits qui dépassent votre stature d individu... Seul un consensus unanime et non des dictas imposés pourront un jour être suffisamment efficace pour perdurer a mon sens. L oppression, le dicta fini heureusement toujours de la même façon, simple question de temps...

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    1. Encore une fois, je ne suis pas dans l'esprit de l'auteur, je ne suis que le traducteur.

      Mais cette phrase pose bien sur la question très large d'un systeme politique apte a assurer le bien commun

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