lundi 21 décembre 2015

La chute de la société méditerranéenne pendant l’âge de bronze


Article original de Ugo Bardi, publié le 7 Décembre 2015 sur le site cassandralegacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr


Pourquoi ne comprenons-nous toujours pas l’effondrement des civilisations ?



Cline - 1177 BC

Eric Cline a écrit un excellent livre sur la fin de l’Âge du Bronze dans la région méditerranéenne, mais, malheureusement, il ne parvient pas à une conclusion définitive sur les raisons de cet effondrement. Cline suggère que «plusieurs facteurs de stress» ont travaillé ensemble pour provoquer la disparition de cette civilisation. Mais c’est pour le moins décevant. C’est comme un mystère avec un assassinat où, à la fin, on nous dit que le tueur de Miss Scarlett aurait pu être le professeur Plum, Mme Peacock, Mme White, le révérend Green ou le colonel Moutarde, mais vraiment, il semble que tous l’aient poignardé simultanément.

Imaginez une équipe d’archéologues qui vivraient dans trois mille ans. Ils travaillent à déterrer les vestiges d’une ancienne civilisation sur la rive orientale de la mer Méditerranée, une région que ses anciens habitants appelaient la Syrie. Les archéologues trouvent des preuves claires que la civilisation syrienne s’est effondrée en correspondance avec une série de catastrophes : une grave sécheresse, une guerre civile, la destruction des villes par des incendies, des envahisseurs étrangers, une réduction de la population, et plus encore. La preuve de ces événements est claire, mais qu’est-ce qui les a causés ? Nos archéologues du futur sont déconcertés ; ils soupçonnent qu’il y a une seule raison à cette coalition de catastrophes, mais ils ne peuvent pas trouver la preuve de ce que ça aurait pu être. L’un d’eux propose que cela avait à voir avec le fait que les anciens Syriens avaient extrait quelque chose du sous-sol et l’avait utilisé comme source d’énergie. Mais, sans données fiables sur les tendances de la production, ils ne peuvent pas prouver que l’épuisement du pétrole a été la cause fondamentale de l’effondrement syrien.


Quelque chose de semblable se passe aujourd’hui pour les archéologues qui tentent de comprendre les raisons de l’effondrement de la civilisation méditerranéenne de la fin du deuxième millénaire avant notre ère ; la fin de l’Âge du Bronze. Nous avons la preuve archéologique d’une civilisation brillante et prospère : des palais, des œuvres d’art, du commerce, de la métallurgie, et plus encore. Mais nous avons également des preuves que cette civilisation a connu une fin violente : il y a des traces d’incendies détruisant des palais et des villes, il existe des preuves de sécheresse et de famine, et certaines des personnes vivant dans la région, les Hittites, par exemple, ont disparu à jamais de l’Histoire. Mais qu’est-ce qui a causé cet effondrement ? Voilà une question très difficile.

Le livre de Eric Cline, intitulé 1 177 BC fait briller quelques lumières sur l’histoire de la civilisation de l’âge du Bronze et sa disparition. Comme livre, il est bien fait et il résume très bien le résultat de près de deux cents ans d’études archéologiques. C’est une histoire fascinante d’un temps qui frappe notre imagination par son raffinement et sa sophistication ; pas un empire, mais une fédération fluctuante de peuples. Parfois, ils se sont engagés dans des guerres fratricides, mais plus souvent dans le commerce et dans les échanges culturels. Nous ne pouvons pas imaginer qu’une civilisation aussi raffinée tombe si vite ; peut-être en quelques décennies. Et pourtant, cela s’est produit.

Donc, qu’est-ce qui a causé cet effondrement ? Le livre de Cline est une bonne approche pour mettre en évidence combien il est difficile de comprendre ces phénomènes. Un chapitre entier, le dernier, est dédié à l’exploration des raisons de l’effondrement, mais il ne parvient pas à une conclusion définitive. Comme c’est presque toujours le cas lors de l’examen d’un effondrement sociétal, nous voyons que les différentes raisons proposées s’accumulent; certains experts favorisent les causes externes : invasions, sécheresses, tremblements de terre, volcans, ou autres. D’autres cherchent des causes internes : rébellions, déclin des institutions, lutte politique, et plus encore. Et certains, y compris Cline lui-même, penchent pour une combinaison de plusieurs causes. Il écrit :
«Il n’y avait probablement pas une seule force motrice ou un déclencheur, mais plutôt un certain nombre de facteurs de stress, dont chacun a forcé les gens à réagir de façon différente pour s’accommoder de la situation… Une série de facteurs de stress plutôt qu’une seul raison est donc avantageuse pour expliquer l’effondrement à la fin de l’âge du bronze tardif.»
Malheureusement, c’est loin d’être satisfaisant. Supposons que je vous dise : «Je souffre de plusieurs facteurs de stress différents, tels que fièvre, maux de gorge, éternuements, toux, douleurs au niveau des articulations, et plus encore.» Alors, vous me regarderiez, perplexe, avant de suggérer : «Vous voulez dire que vous avez une grippe, non ?» Oui, bien sûr, tous ces différents facteurs de stress résultent d’une cause unique : une infection virale. Tout comme une grippe est une maladie fréquente chez l’homme, l’effondrement est une caractéristique commune dans les sociétés humaines et nous avons peine à imaginer que cela pourrait être causé par une combinaison de facteurs de stress fortuits, agissant tous dans la même direction.

En examinant cette question, un point de vue élémentaire est de considérer que les sociétés sont des systèmes complexes, et doivent être compris comme tels. Malheureusement, les connaissances sur les systèmes complexes n’ont pas encore eu d’effet sur l’étude de l’effondrement des sociétés, comme c’est amplement démontré par la discussion dans le dernier chapitre du livre de Cline. Plusieurs auteurs ont apparemment essayé d’expliquer l’effondrement de la société de l’Âge du Bronze avec ce qu’ils appellent une théorie de la complexité.

Mais je crains qu’ils n’aient pas très bien compris cette théorie. À titre d’exemple, dans ce livre, voici une phrase tirée de l’ouvrage de Ken Drak qui dit: «Plus un système est complexe, plus il est responsable de son effondrement.»

C’est tout simplement faux si c’est appliqué à des organisations humaines complexes, comme des sociétés ou des civilisations. Et vous n’avez pas besoin d’être un expert en systèmes complexes pour noter que les systèmes grands et très complexes ont tendance à être plus résistants que les petits. Comparez, par exemple, IBM avec le grand nombre de petites start-ups en technologies de l’information qui apparaissent et disparaissent rapidement. Donc, vous ne pouvez pas invoquer la complexité comme un charabia pour tout expliquer, comme Cline le note avec raison dans son livre.

Beaucoup de confusions dans ce domaine sont nées de la variabilité de la définition de système complexe ; il n’y a pas un seul type de système complexe, il y en a plusieurs (et c’est quelque chose auquel vous devez vous attendre, car ils sont, en effet, complexes !). Un type de système complexe qui a eu beaucoup de succès dans l’imagination populaire est celui du tas de sable, proposé par Bak, Tang, et Wissental, un modèle qui montre une série de petits et de grands effondrements. Le problème est que le modèle du tas de sable n’est valide que pour certains systèmes, mais pas pour les autres. Il fonctionne très bien pour des systèmes qui n’ont que des interactions simples et courtes : le système financier, par exemple. Mais il ne fonctionne pas du tout pour les systèmes qui fondent leur complexité sur des boucles de retour d’informations stables : les civilisations, par exemple. La différence doit être claire : le système financier n’a jamais été construit avec l’idée qu’il devrait être stable. Le contraire est vrai pour une civilisation ou une grande entreprise, les deux ont beaucoup de systèmes d’évaluation visant à maintenir leur stabilité ou, si vous préférez, leur résilience.

Les grandes organisations sont souvent plus résistantes que les petites tout simplement parce qu’elles peuvent se permettre de mettre en place plus de systèmes d’évaluation visant à maintenir leur stabilité.

Alors, qu’est-ce qui peut faire tomber un système complexe qui dispose de moyens d’évaluation visant à maintenir sa stabilité ? La réponse est «renforcer ce qui est déjà assez fort». Le verbe forcer est utilisé dans l’étude des systèmes dynamiques et il a le même sens que le terme stresseur employé par Cline dans sa discussion. Une force est un facteur externe qui affecte le système et l’oblige à s’adapter en changeant certains de ses paramètres. Si le forçage est vraiment fort, l’adaptation peut prendre la forme d’une réduction rapide et désastreuse de la complexité ; c’est ce que nous appelons un effondrement.

Alors, il commence à apparaître clairement que les civilisations ont tendance à l’effondrement parce qu’elles perdent l’accès aux ressources qui les ont créées et qui leur ont permis d’exister ; c’est souvent le résultat de la surexploitation. Maintes et maintes fois, les civilisations ont été détruites par l’érosion des sols et la perte de productivité agricole. Ensuite, certaines civilisations se sont effondrées en raison de l’épuisement des ressources minérales qui les avaient créées, dont un exemple est l’effondrement de l’État syrien moderne que je décrivais au début de ce post. Un autre exemple est l’effondrement de l’Empire romain. Il a montré beaucoup des symptômes que nous pourrions appeler des facteurs de stress : des rébellions, la corruption, les guerres, les invasions, la dépopulation, et plus encore. Mais ils proviennent tous d’une seule cause : l’épuisement des mines d’or d’Espagne qui a privé le gouvernement impérial de son système de contrôle fondamental, les monnaies d’or et d’argent.

À ce stade, nous pouvons conclure que, très probablement, il n’y a jamais eu de combinaison de facteurs de stress parallèles qui ait fait tomber la civilisation de l’Âge du Bronze. Il y avait plutôt un facteur fondamental qui a généré les diverses catastrophes que nous observons aujourd’hui dans les enregistrements archéologiques. Le problème est que nous ne connaissons pas cette force. Il y a des éléments qui montrent que le changement climatique a joué un rôle, mais nous manquons de preuves suffisantes pour être sûr qu’il s’agit de LA cause de l’effondrement. Alors, c’est peut-être l’épuisement des minéraux qui a fait tomber cette civilisation ? Nous pouvons constater que le terme définissant cet âge est bronze et pour avoir du bronze, vous devez créer un alliage de cuivre et d’étain.

Et nous savons qu’il y avait beaucoup de cuivre disponible à partir des mines dans la région méditerranéenne, mais pas d’étain ; il devait être transporté, par une route d’approvisionnement probablement longue et précaire, d’une région que nous appelons la Serbie aujourd’hui, ou peut-être du Caucase. Si les gens de cette époque utilisaient du bronze comme monnaie, alors leur réseau commercial aura été gravement perturbé par une interruption de l’approvisionnement en étain. Donc, ils auraient pu été détruits par l’équivalent d’une crise financière.

Même si nous ne pouvons pas arriver à une conclusion définitive, l’histoire de la civilisation de l’Âge du bronze fait partie de la fascination que nous éprouvons pour le sujet de l’effondrement des civilisations. C’est une fascination qui découle du fait que nous voyons peut-être notre civilisation occidentale, à partir de maintenant, dans sa phase finale d’effondrement, après avoir largement tari ses sources d’énergie et généré une rupture désastreuse de l’écosystème que nous appelons le changement climatique. Dans notre cas, à la différence des civilisations perdues depuis longtemps, nous avons toutes les données dont nous avons besoin pour comprendre ce qui se passe. Mais nous ne comprenons toujours pas l’effondrement.

Hugo Bardi

Note du Traducteur

Ce sujet de l’effondrement des civilisations est vraiment passionnant pour ressentir comment des peuples très résilients ont pu disparaître, et bien sûr faire le lien avec la civilisation actuelle. Par exemple, si on considère notre addiction au pétrole comme facteur de risque et si on regarde l’industrie des pétroles de schiste, on se rend compte que le facteur caché qu’il faut prendre en compte est le facteur financier avec une gigantesque bulle de crédit créée par l’argent gratuit des taux d’intérêt nuls.
The Seneca Effect
La falaise de Sénèque
Un autre facteur fondamental est notre conditionnement mental au progrès et à la croissance, pas au déclin. Je vous conseille de lire un autre article du même auteur sur la Falaise de Sénéque.


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