lundi 17 octobre 2016

Malthus, le prophète de malheur

Article original de Ugo Bardi, publié le 5 Octobre 2016 sur le site Cassandra Legacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr


Pourquoi se soucier de la lecture de l’original, lorsque vous pouvez simplement couper et coller à partir d’Internet?

Révérend Thomas Malthus (1766 – 1834)
La démolition de l’œuvre de Thomas Malthus à notre époque est souvent basée sur l’accusation qu’il a prédit qu’une catastrophe terrible devait se produire dans un avenir proche, parfois avec une date précise. Mais comme depuis la catastrophe ne s’est pas produite, il en résulte que Malthus avait tout faux et que rien dans son travail ne peut être récupéré. C’est une méthode éprouvée qui a été utilisée avec grand succès contre Les limites de la croissance, le rapport du Club de Rome, paru en 1972.


Un extrait du livre que je vous écris, L’effet Sénèque, contient un chapitre consacré aux famines irlandaises.
Sauf que Malthus n’a jamais fait les «mauvaises prédictions» qui lui sont attribuées, comme Les limites de la croissance n’a jamais fait de prédictions erronées non plus. Il n’y a pas de dates précises dans le livre de Malthus, Un essai sur le principe de population, pour savoir où et quand les famines ou autres catastrophes devraient avoir lieu. Par exemple, Malthus dit que
La famine semble être en dernière ressort la ressource la plus terrible de la nature. La puissance de la population est tellement supérieure à la puissance de la Terre à produire la subsistance de l’homme, que la mort prématurée doit, sous une forme ou une autre, venir visiter la race humaine. Les vices de l’humanité s’agitent et sont capables d’organiser le dépeuplement. Ils sont les précurseurs de la grande armée de destruction et finissent souvent le terrible travail eux-mêmes. Mais s’ils devraient échouer dans cette guerre d’extermination, de saisons maladives, d’épidémies et de peste, on pourrait avancer vers un tableau plus terrible encore, balayant des milliers et des dizaines de milliers. Si le succès était encore incomplet, de gigantesques et inévitables famines viendrait nous frapper par derrière, et avec un puissant souffle nivelant la population mondiale en utilisant l’arme alimentaire.
– Malthus T.R. 1798. Essai sur le principe de population. Chapitre 7, p 44
Catastrophiste, vous pouvez sûrement le dire, mais ce n’est pas quelque chose que vous pouvez définir comme une «mauvaise prédiction». Des événements similaires à la description de Malthus ont vraiment eu lieu avant les époques de Malthus et de son Essai. Il se réfère normalement à des cas historiques, en particulier ceux qui se sont produits en Chine.

Donc, Malthus ne délirait pas en parlant de choses sombres et terribles à venir ; il décrivait et analysait des événements qui ont été bien connus à son époque. Mais peu de gens, aujourd’hui, semblent être intéressés à regarder le texte original et préfèrent maintenir que «Malthus avait tort» en répétant la légende. Et, en passant, même si Malthus avait été coupable de «mauvaises prédictions», cela ne signifie pas que la croissance infinie de la population puisse avoir lieu sur une planète finie.

L’autre façon de démolir les idées de Malthus est de le peindre comme diabolique, en ce sens qu’il aurait proposé, ou favorisé, l’extermination de masse en raison de ses idées. C’est, aussi, une légende commune et également une grande injustice faite à Malthus. Dans tous les écrits de Malthus, il est parfaitement possible de trouver des passages que nous trouverions inacceptables aujourd’hui, en particulier dans sa description des personnes «primitives» qu’il appelle «misérables». À cet égard, Malthus était un homme de son temps et c’était l’opinion répandue des Européens concernant les non-Européens (et peut-être, dans certains cas, ça l’est encore, comme décrit dans le livre Est-ce que les non-Européens peuvent penser? – Dabashi et Mignolo 2015).

En dehors de cela, les écrits de Malthus sont clairement le travail d’un homme compatissant qui a vu un avenir qui ne lui plaisait pas et qui sentait qu’il était de son devoir de le décrire. Certes, il n’y a aucune justification à le critiquer pour des choses qu’il n’a jamais dites, comme cela peut être fait en coupant et en collant des fragments de son travail et en les interprétant hors contexte. Par exemple, Joel Mokyr, dans son autre excellent livre intitulé Pourquoi l’Irlande a-t-elle connu la famine? (Mokyr 1983), rapporte cette phrase d’une lettre que Malthus a écrit à son ami David Ricardo,
La terre en Irlande est infiniment plus peuplée qu’en Angleterre; et rapportée aux réelles capacités des ressources naturelles du pays, une grande partie de la population devrait être balayée de sa surface.
De toute évidence, cette phrase donne l’impression que Malthus préconisait l’extermination des Irlandais. Mais la phrase réelle que Malthus a écrite se lit plutôt (Ricardo 2005):
La terre en Irlande est infiniment plus peuplée qu’en Angleterre; et rapportée aux réelles capacités des ressources naturelles du pays, une grande partie de la population devrait être balayée / «éloignée» de sa surface «vers de grandes villes manufacturières».
Donc, vous voyez que Malthus ne proposait pas de tuer quiconque, mais plutôt d’industrialiser l’Irlande afin de créer la prospérité dans le pays. Néanmoins, les légendes se propagent facilement sur le web et vous pouvez voir la phrase tronquée par Malthus répétée à plusieurs reprises pour démontrer que Malthus était une mauvaise personne qui a proposé l’extermination des pauvres. Je ne peux pas penser que le professeur Mokyr ait tronqué cette phrase lui-même, mais il a été au moins bien négligent, d’avoir coupé et collé quelque chose qu’il avait lu sur le web, sans trop se soucier d’en vérifier la source d’origine.

Le web, en effet, est plein d’insultes contre Malthus. Vous pouvez trouver une attaque particulièrement méchante (et désinformée) contre lui à ce lien où vous pouvez lire que, oui, la famine irlandaise était une faute de Malthus : il avait mal informé le gouvernement britannique, qui a ensuite refusé d’aider les pauvres Irlandais, qui sont alors morts de faim – tout cela basé sur cette phrase tronquée.

Parfois, j’ai le sentiment que nous nageons dans la propagande, buvons de la propagande, mangeons de la propagande, et même que nous en sommes heureux.

Ugo Bardi

Références

Dabashi H, Mignolo W (2015) Est-ce que les non-Européens peuvent penser?
Zed Books Mokyr J (1983) Pourquoi l’Irlande a connu la famine.
Routledge, Londres et New York Ricardo D (2005) Travaux et correspondance de David Ricardo. Liberty Fund, Indianapolis

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