mardi 20 décembre 2016

Guerre hybride 8. Stratégies de guerre hybride contre l’Afrique (IIB) 2/2

Article original de Andrew Korybko, publié le 2 Décembre 2016 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

La première partie de la recherche sur la Corne de l’Afrique a décrit la dynamique politique régionale d’État à État et il est maintenant temps d’approfondir les positions stratégiques de chaque pays.

Hybrid Wars 8. Strategies Against Africa – Introduction


Cela permettra de mettre l’accent dans la dernière section sur les vulnérabilités de la guerre hybride dans la région et d’être plus compréhensible pour le lecteur, étant donné que quelques-uns des scénarios exigent certainement des informations de base détaillées afin de bien comprendre la manière dont les États-Unis entendent les appliquer efficacement.

 

Après la Somalie et Djibouti, voici les deux autres pays impliqués par cette analyse sur la Corne de l’Afrique.

Érythrée

Aperçu

Le troisième et dernier État littoral dans la région de la Corne de l’Afrique, l’Érythrée, est particulier du point de vue de tous les standards politiques internationaux. Comme cela a été examiné plus tôt dans la recherche, il est engagé dans des hostilités ou l’a été dans des tensions accrues avec tous ses voisins, ce qui a conduit à une mentalité de siège parmi sa population, qui a été facilement promue par le gouvernement. Pour cette raison et bien d’autres, l’Érythrée est généralement considérée comme un « État voyou » par la communauté internationale, qui implique également le CSNU. Cet organe de sécurité a adopté à l’unanimité, des sanctions contre le pays en raison du soutien supposé de l’Érythrée à l’organisation terroriste Al Shabaab. Bien que les sanctions aient été décriées par certains commentateurs de médias alternatifs, il est incontestable que la Russie et la Chine ont accepté ces mesures à partir de ce qu’elles estimaient être des motifs justifiables pour le faire à l’époque, et que les personnalités critiquant Moscou pour son comportement à cet égard ont presque toujours volontairement évité de faire de même à propos de Pékin. Afin de ne pas détourner trop la recherche pour en faire un commentaire analytique sur le fonctionnement subtil des voix « alternatives » pro-impériales et autres alternatives « médiatiques » anti-russes, l’auteur voudrait résumer clairement que l’existence des sanctions du CSNU, telles que convenues par les États multipolaires leaders, la Russie et la Chine, a conduit à la stigmatisation de l’Érythrée comme État « voyou ».


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L’État de la mer Rouge est riche en ressources minérales mais pauvre en qualité de vie, et cela est à la fois une conséquence de la mauvaise gestion économique et administrative et de la priorité accordée par l’État aux affaires militaires par rapport aux affaires civiles (apparemment justifiées par la mentalité de siège examinée plus tôt). On estime que l’Érythrée dépense environ 20% de son PIB pour les affaires militaires – ce qui, évidemment, creuse un énorme trou dans le budget national – pour se défendre contre ce qu’elle considère comme des menaces multi-vectorielles provenant de toutes les directions géographiques. En partie à cause de la mauvaise conjoncture économique à l’intérieur du pays et de la grande quantité de PIB qu’il consacre aux services armés, le gouvernement érythréen semble manquer d’argent, ce qui expliquerait peut-être une des raisons pour lesquelles il s’est tourné vers le riche GCC pour collaborer à leur guerre contre le Yémen. Pour autant que les commentateurs aient pu estimer que l’Érythrée conservait un comportement semblable à un État voyou post-indépendance, que ce soit comme expression d’une agression déstabilisatrice ou d’une fierté hors de propos, il est juste de dire qu’en coopérant récemment avec le GCC, Asmara s’est sans équivoque associé avec une coalition unipolaire pro-américaine afin de recevoir de l’argent, du carburant et la possibilité d’un allégement des sanctions, une halte dans l’intrigue sur les « armes de migration massive » que l’Occident a lancée contre lui et peut-être pour être récipiendaire d’investissements des pays du Golfe et d’autres comme partenaire favorisé mais non officiel dans cette infâme campagne globale.

État de guerre quasi permanent avec l’Éthiopie

La première caractéristique fondamentale de la situation stratégique de l’Érythrée est qu’elle est restée presque toujours en guerre contre l’Éthiopie depuis son indépendance et que cela a dominé littéralement tous les aspects du pays. Pour rappeler l’introduction de cette recherche sur la Corne de l’Afrique, la guerre froide éthiopienne-érythréenne s’est étendue dans toute la région et est particulièrement active en Somalie, ce qui explique la coopération présumée d’Asmara avec Al Shabaab. La menace perçue d’une guerre de continuation pouvant éclater à tout moment explique le droit souverain de l’Érythrée de dépenser autant dans les affaires militaires et d’instituer un projet de politique de recrutement forcé et indéfini pour ses citoyens. Cette dernière décision sera reprise très bientôt lors de la description de l’effet des « armes de migration massive » occidentales sur l’Érythrée. Mais en ce qui concerne le pays, ses dépenses militaires ne sont pas utilisées uniquement pour des investissements conventionnels. Au contraire, une bonne partie de l’attention stratégique d’Asmara est axée sur l’utilisation d’éléments asymétriques pour compenser la stabilité du gouvernement éthiopien, et cela prend en particulier la forme de l’accueil offert a une poignée d’organisations sécessionnistes et anti-gouvernementales.

Les Tigréens transnationaux

Parmi tous les groupes éthiopiens que l’Érythrée soutient, les plus stratégiquement affiliés sont le Mouvement démocratique populaire du Tigré (TPDM), que même l’ONU a accusé Asmara d’aider. Alors que toutes les organisations insurgées sont déstabilisantes à divers degrés, il existe une certaine symbiose stratégique entre le gouvernement érythréen et le TPDM, en grande partie en raison de l’État transnational des Tigréens ethniques entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Dans l’État de la mer Rouge, les Tigréens sont estimés, par le Livre blanc de la CIA, correspondre à 55% de la population, tandis qu’en Éthiopie, où ils ont leur propre État fédéral à base ethnique, la même source les recense seulement à 6,1% du total de la nation. Mais il faut souligner que cela signifie qu’il y a numériquement presque deux fois plus de Tigréens à l’intérieur de l’Éthiopie qu’en Érythrée. En outre, les pourcentages n’indiquent pas correctement l’importance inverse que les Tigréens ont eu dans l’histoire récente de l’Éthiopie, parce que le Front populaire de libération du Tigré (TPLF) était le principal moteur de l’organisation de résistance anti-Derg à la fin de la guerre civile éthiopienne. Elle est considérée comme la composante la plus importante du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF).

Il est intéressant de noter que le TPLF était allié au Front de libération populaire de l’Érythrée (EPLF). Donc ce qui s’est globalement produit, c’est que les deux alliés de la guerre civile se sont séparés et ont assumé les rôles de leadership de chacun des États rivaux, ajoutant une dose supplémentaire de complication dramatique dans la guerre froide érythréo-éthiopienne. Cela signifie toutefois que la région du Tigré d’Éthiopie est considérée par l’Érythrée comme particulièrement vulnérable en raison de la propagation transfrontalière de ce groupe ethnique. Mais en conséquence, on pourrait en dire autant des régions habitées par le Tigré d’Érythrée vis-à-vis de la grande stratégie éthiopienne. Pour ajouter à cela, cependant, on peut penser que les Tigréens éthiopiens sont plus fidèles à Addis-Abeba qu’ils ne le seront jamais à Asmara parce qu’ils perçoivent qu’ils ont obtenu un avantage disproportionné concernant leurs positions au sein du gouvernement emmenés par l’EPRDF, et n’ont donc pas prévu de tourner le dos à un gouvernement qui leur profite autant. Cependant, en raison de la perception par certains, critiques sur le fait que les Tigréens occupent une position trop influente dans l’EPRDF et le potentiel de ralliement que cela peut avoir pour rassembler des civils autour de cette opposition dans des manifestations anti-gouvernementales, on ne prévoit pas non plus que l’Éthiopie en ce moment, et compte tenu de son présumé régime de leadership politique interne, se risque à lancer une guerre contre l’Érythrée au nom de la création d’un sous-État du « Grand Tigré » (même si ce pourrait être le résultat tangible de toute guerre réussie à venir).

Peu importe comment le facteur tigréen est ou n’est pas utilisé par les deux côtés de la guerre froide érythréo-éthiopienne, il est impossible d’ignorer que c’est l’un des éléments les plus émotionnellement chargés en ressentiments entre les deux pays et que cela continuera probablement à occuper un rôle important et symbolique dans leur rivalité stratégique.

Les armes de migration massive

Kelly M. Greenhill, le chercheur de Harvard, travaillant autour des « armes de migration de masse » a introduit en 2010 ce concept controversé. Les États génèrent, provoquent et exploitent des flux humains transnationaux et, compte tenu des leçons documentées de ce à quoi cette théorie ressemble dans la pratique, il a affirmé avec assurance que la politique occidentale contemporaine envers l’Érythrée applique diverses facettes de ce stratagème. Dernièrement, il y a eu beaucoup d’informations négatives au sujet de l’exode des « réfugiés » érythréens depuis leur pays d’origine et la façon dont cela donne une mauvaise image des conditions intérieures de leur société. Mais alors qu’il y a des rapports mitigés sur l’exactitude de savoir si oui ou non l’Érythrée est un « État défaillant », comme on le décrit couramment dans les grands médias, on peut objectivement attribuer deux raisons distinctes à l’évasion humaine à grande échelle du pays.

La première, pour faire référence à ce qui a été évoqué précédemment, est la politique gouvernementale de recrutement militaire forcé et indéfini de certains de ses citoyens. Ce n’est pas à l’auteur de dire si les « réfugiés » qui « fuient » cette politique sont des traîtres ou des opportunistes, mais il est indéniable que l’enrôlement forcé et indéfini est la raison pour laquelle un nombre important de personnes quittent le pays pour ne jamais y revenir. L’autre raison qui doit être mentionnée, de la même veine que la précédente, est que les pays européens ont une politique complémentaire et de facilitation car ils ont accordé une sorte de « statut de protection » aux Érythréens entre 91% et 93% du temps en moyenne. Sans aucun doute, cette garantie quasiment totale que tous les Érythréens ont le droit de se voir accorder le statut de « réfugié » ou un autre statut de « protection » dans l’UE est un facteur très puissant de magnétisation, provoquant ces taux élevés d’émigration de leur pays. Quel que soit le facteur de poussée ou d’attraction, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés de 2015 estime que près de 400 000 personnes ont quitté un pays d’un peu plus de 6 millions d’habitants au cours des six dernières années et elle parle de l’ampleur de l’impact que ces « armes de migration massive » occidentales ont eu sur l’Érythrée.

La raison pour laquelle le pays est ciblé est qu’il a hésité historiquement à s’intégrer à l’ordre économique et politique international dirigé par les Occidentaux, ce qui est à mettre au crédit de l’Érythrée qui a réussi à le faire jusqu’à présent. Les pays occidentaux et surtout leurs plus grandes sociétés transnationales élitistes aimeraient accéder aux riches gisements miniers érythréens aux conditions préférentielles qu’ils ont obtenues ailleurs dans le monde non occidental. Le refus de l’Érythrée de les leur accorder explique en grande partie l’hostilité de l’Ouest et l’utilisation des « armes de migration massive » affaiblissant de façon asymétrique sa stabilité militaire, économique, sociale et politique. Même si, comme le souligne l’attitude courageuse et anti-système de l’Érythrée au cours des deux dernières décennies, cela n’excuse pas son soutien soupçonné par le CSNU au groupe terroriste Al Shabaab ou sa récente collaboration lors de la guerre du CCG au Yémen. Au lieu de cela, on peut faire valoir que le choix souverain de l’Érythrée de rester aussi loin que possible du système mondial place son gouvernement dans une position où il a dû finalement recourir à des actions sans scrupules pour survivre durablement. Si les « armes de migration massive » que l’Occident a utilisé contre l’Érythrée se révèlent dévastatrices à long terme, il est possible que le pays s’effondre entièrement ou se plie progressivement aux caprices du monde occidental. Ce changement de politique aurait évidemment déjà commencé comme on l’a vu avec la participation volontaire d’Asmara à la guerre au Yémen.

Mauvais amis, mauvais futur

Contexte
La dernière chose qui sera discutée au sujet de la position stratégique de l’Érythrée, c’est son alliance silencieuse avec le GCC dans leur guerre au Yémen. Le Groupe de suivi des Nations Unies sur la Somalie et l’Érythrée a publié un rapport en octobre 2015 affirmant que ces dernières « ont forgé une nouvelle relation militaire stratégique avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis qui a permis à la coalition arabe d’utiliser les terres érythréennes, l’espace aérien et les eaux territoriales dans sa campagne militaire anti-Houthi au Yémen » et que « les soldats érythréens sont intégrés avec les forces du contingent des Émirats arabes unis qui luttent sur le sol yéménite ». Alors qu’Asmara a violemment nié avoir envoyé des troupes au Yémen, elle est restée étrangement silencieuse sur les allégations selon lesquelles elle aurait permis au GCC d’utiliser son territoire pour frapper son voisin de l’autre côté de la mer Rouge. L’auteur a écrit deux analyses détaillées sur ce développement pour Katehon et The Saker, mais l’idée générale de comment cela se rapporte à la présente recherche est qu’Asmara est finalement « revenue du froid » et collabore maintenant étroitement avec l’un des blocs militaires unipolaires les plus agressifs de l’Histoire, tournant le dos de façon spectaculaire à toute la politique pro-multipolaire qu’elle avait dans le passé et qui lui avait permis de tracer audacieusement un nouvel avenir géopolitique autonome.
Changer le jeu
Ce n’est pas tout, cependant, puisque la nouvelle relation stratégique entre l’Érythrée et le GCC, forgée dans le sang versé dans la guerre au Yémen, est en fait un développement ultra-déstabilisant pour l’Éthiopie. En effet, celle-ci doit maintenant affronter la réelle et dangereuse possibilité que son ennemi a gagné l’appui militaire de certains des joueurs les plus agressifs du Moyen-Orient. Les analyses précitées la décrivent plus en profondeur et devraient certainement être au moins comprises par le lecteur s’il est véritablement intéressé à comprendre ce que pourrait être un changeur de jeu potentiel de l’équilibre stratégique dans la Corne de l’Afrique. L’idée est que Asmara pourrait sérieusement cultiver ses liens avec le GCC afin de préparer une prochaine guerre d’agression contre l’Éthiopie. Il est judicieux de réfléchir à ce scénario en raison de la mentalité de siège que l’Érythrée a connu au cours des deux dernières décennies et de la grande haine que ses dirigeants vouent à l’Éthiopie. Même si ce pays décidait de lancer sa campagne simplement en raison de sa rivalité avec son adversaire, cela aurait les répercussions les plus négatives pour la stratégie chinoise de la Route de la Soie dans la région, surtout si le CCG était impliqué dans un soutien à l’Érythrée.
« Déni plausible »
Aucune des parties ne reconnaît le rapport de l’ONU au sujet de leurs prétendues relations militaires, probablement en raison du caractère sensible qu’impliquent les relations agricoles stratégiques réelles plus que nécessaires du GCC avec l’Éthiopie, mais cela n’est pas très éloigné de l’impact stratégique que cela peut avoir sur la stabilité à long terme de la région. Si l’Érythrée décide seule d’entrer en guerre avec l’Éthiopie ou si elle est pressée de le faire par les États-Unis comme condition pour diminuer les pressions exercées avec les « armes de migration massive », et si Asmara conserve ses liens naissants avec son nouvel allié du GCC (et il n’y a aucune indication qu’elle voudrait volontairement revenir à un isolement de type « pays voyou » et rejeter les avances monétaires de ses nouveaux « amis »), alors cela va probablement les entrainer aussi dans la mêlée. À ce moment-là, le Qatar et peut-être même l’Arabie saoudite pourraient avoir un réel intérêt à compenser la montée régionale de l’Éthiopie et entraver de façon tangentielle le projet multipolaire géostratégique One Belt One Road de la Chine dans la Corne de l’Afrique. Dans l’état actuel des choses, l’Éthiopie et l’Érythrée sont relativement à égalité, et cet état des choses a maintenu la « paix » froide et tendue entre elles depuis leur dernière guerre conventionnelle de grande envergure en 1998-2000. Mais l’insertion des capacités militaires et stratégiques du GCC du côté de l’Érythrée pourrait considérablement bouleverser l’équilibre établi et rapidement tourner en défaveur de l’Éthiopie.
Le facteur Chine
En réponse à cette menace potentielle, Addis-Abeba pourrait être contrainte de s’engager dans une course aux armements avec l’Érythrée, ce qui équivaudrait essentiellement à une attaque contre l’ensemble du GCC si ce dernier transforme l’ancienne province en un avant-poste militaire personnalisé en mer Rouge. Dans ce cas, l’Éthiopie ne serait pas en mesure de rivaliser avec les riches royaumes du Golfe, mais elle pourrait modifier l’équilibre de manière décisive en intensifiant ses relations stratégiques avec la Chine en fonction de tout engagement de sécurité que Pékin lui proposerait. La Chine ne serait pas en mesure de défendre correctement l’Éthiopie en cas d’hostilités liées au GCC (même si elles utilisent l’Érythrée comme intermédiaire), mais sa force basée à Djibouti pourrait représenter un moyen de dissuasion à l’égard de l’escalade du conflit par le grand proxy des pays du Golfe : ses alliés n’auraient rien à gagner en détruisant leurs relations avec la Chine et en ciblant ses unités militaires qui pourraient à ce stade être envoyées sur des postes de conseillers en première ligne à l’intérieur de l’Éthiopie. On peut donc prévoir une tournure intéressante du dilemme de sécurité entre l’Érythrée et l’Éthiopie, en ce sens que plus Asmara essaie d’utiliser le soutien du GCC pour renforcer ses capacités (physiques ou stratégiques, potentielles ou cinétiques), plus Addis-Abeba peut faire la même chose avec la Chine, ouvrant ainsi la voie à une éventuelle prolongation de la confrontation par procuration GCC–Chine dans la Corne de l’Afrique sur l’influence le long du Bab-el-Mandeb et de son intérieur continental.

Éthiopie

Aperçu

Le deuxième État le plus peuplé d’Afrique est incontestablement l’un de ses leaders émergents et un pôle d’attraction pour la concurrence et l’investissement des grandes puissances. À l’heure actuelle, la Chine est le partenaire inégalé de l’Éthiopie et contribue à son ascension vers le leadership régional dans tous les domaines. Le chemin de fer Éthiopie-Djibouti financé par la Chine et le réseau LAPSSET jusqu’au port kényan de Lamu contribuent à surmonter de façon décisive cette contrainte géographique qu’est l’enclavement du pays et à l’engager directement avec le monde extérieur. Au total, ces deux méga-projets vont catapulter le statut éthiopien la faisant passer de force régionale à une puissance mondialement reconnue dans son coin du monde, et cet aboutissement créera un aimant pour les investisseurs étrangers afin de stimuler de manière compatible son développement rapide. Addis-Abeba suit l’exemple de Pékin, à tel point que le Front démocratique révolutionnaire populaire (EPRDF), dirigé par le gouvernement éthiopien, est étroitement modelé sur la structure administrative et politique centralisée du Parti communiste chinois. La Chine étant assurée de sa position prédominante en tant que partenaire privilégié de l’Éthiopie, elle peut donc travailler à maximiser l’avantage gagnant-gagnant qu’elle espère tirer de cette relation et aider le pays à devenir l’un des nœuds économiques les plus dynamiques le long du réseau mondial One Belt One Road.



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Parallèlement au rôle stratégique envisagé par l’Éthiopie dans le futur, ce pays a également démontré une tendance à exprimer son leadership diplomatique et militaire autour de ses ressources. Par exemple, la diplomatie éthiopienne participe activement à l’établissement de la guerre civile du Sud-Soudan et les plans d’Addis-Abeba visant à construire le plus grand projet hydroélectrique d’Afrique, le barrage de la Grande Renaissance, lui donnerait le contrôle total de la plus grande partie des eaux du Nil. Cela permet une influence stratégique sur le Soudan et l’Égypte (suscitant largement des grognements de consternation et des objections). Enfin, l’intervention antiterroriste de l’Éthiopie en 2006 en Somalie, sans doute controversée et polarisante pour certains, a montré que le pays est disposé à utiliser ses forces militaires quand il le juge approprié. Tous ces rôles évoquant le leadership, évalués par divers observateurs comme étant positifs ou négatifs en fonction de leurs points de vue personnels, ne laissent aucun doute sur le fait qu’Addis-Abeba se considère comme l’une des puissances montantes de l’Afrique et une force continentale sur laquelle il faut compter dans la grande région de la Corne de l’Afrique de l’Est. Compte tenu de ce qui précède, les facteurs qui influent sur la stabilité stratégique de l’Éthiopie peuvent être considérés comme d’une importance cruciale pour tous ses voisins directs et indirects.

Afin d’ajouter un contexte supplémentaire à la position de l’Éthiopie, il est vivement recommandé au lecteur de se référer aux articles de Katehon et du Saker susmentionnés sur la coopération anti-Yémen du GCC avec l’Érythrée. L’auteur a développé certaines des qualités stratégiques de l’Éthiopie dans ces articles et cela pourrait utilement aider le lecteur à évaluer plus complètement  la situation intérieure. En outre, comme le scénario d’une nouvelle guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée a déjà été évoqué précédemment, cela ne sera pas repris dans cette section.

Quand est-ce qu’une fédération n’est pas une fédération ?

Il n’y a pas de problème plus important pour la stabilité intérieure de l’Éthiopie que son état actuel de fédéralisation très partisane. La soi-disant « opposition » (à la fois non armée et armée) déclare que la forme de gouvernement du pays est insuffisante pour accorder ce que ses membres croient être une « représentation équitable » de la myriade de groupes ethno-régionaux du pays. Même si l’Éthiopie est déjà délimitée intérieurement selon 10 régions marquées par leur identité, la capitale étant administrée séparément, l’opposition estime que ce n’est rien d’autre qu’un « stratagème grotesque » pour imiter une prétendue « démocratie ». Ce qu’elle prône en réalité, c’est la transformation pressante de la fédération centralisée de l’Éthiopie (une sorte d’oxymore politique) en une Fédération identitaire lâche et disjointe qui fonctionnerait comme une collection d’États quasi indépendants et saperait toutes les avancées de leadership que l’Éthiopie a entreprise au cours des deux dernières décennies. Certes, il y a certainement une incitation financière envisagée par les dirigeants des fiefs ethno-régionaux et les aspirants-élites à voir cela se produire, puisqu’ils seraient capables de concentrer plus étroitement leurs ressources naturelles respectives et les bénéfices du capital humain dans leurs propres mains, au lieu d’avoir à le partager dans le cadre du présent arrangement avec le reste du pays, conformément à l’orientation centralisée d’Addis-Abeba.

Cela remet en question la nature exacte de l’actuel régime fédéré de l’Éthiopie qui n’est pas suffisamment autonome au goût des fédéralistes identitaires pro-occidentaux. Il est intéressant de constater que l’efficacité du modèle de fédéralisme de l’Éthiopie et celle des États-Unis peut être étroitement liée, puisque les deux sont par essence des modèles fédérés qui satisfont à certains critères symboliques pour leurs circonscriptions respectives, mais qui conservent incontestablement des noyaux centralisés très puissants qui ont le dernier mot sur les éléments les plus importants de leurs affaires intérieures coordonnées. C’est-à-dire que l’Éthiopie et les États-Unis sont des « fédérations » dans le sens technique de la définition des manuels scolaires, mais ils ne fonctionnent pas de la manière stéréotypée attendue d’un tel système par beaucoup de gens, à tort ou à raison. C’est le cœur de cette controverse intérieure, provoquée extérieurement, qui se manifeste parfois en Éthiopie, puisque le système fédéral existant fonctionne efficacement à son plein potentiel, mais ne se gère pas, au niveau législatif, de la manière dont certains de ses citoyens l’auraient cru, trompés par les États-Unis et d’autres sur la « bonne » façon dont une fédération devrait fonctionner.

Menaces anti-systèmes internes

Le système fédéral centralisé de l’EPRDF, pratiqué activement en Éthiopie, est menacé par deux forces de guerre hybrides complémentaires qui conspirent régulièrement contre lui et qui peuvent, en théorie, se diviser en composantes de révolution de couleur et de guerre non conventionnelle. Il y a le plus souvent un flou stratégique-tactique entre ces deux parties. Par exemple, le « groupe d’opposition » de Ginbot 7 est régulièrement présenté au public occidental sous un jour favorable, mais il s’agit en fait d’une organisation soi-disant « armée », c’est-à-dire d’un réseau terroriste de changement de régime interne soupçonné d’avoir des liens avec l’Érythrée. Ce qui serait autrement un groupe d’avant-garde de la Révolution de couleur s’il ne s’auto-décrivait comme « armé » et admis à prendre des armes pour renverser violemment le gouvernement, est en réalité une organisation doublement dangereuse en cela qu’elle fonctionne comme une vitrine internationale pour le mouvement anti-gouvernemental de « protestation », mais réalise simultanément des objectifs très clairs en matière de guerre non conventionnelle. Étant le plus proche de ce que l’Éthiopie n’a jamais connu comme organisation provoquant une révolution de couleur, mais pas tactiquement assez « pur » pour être complètement décrit comme tel en raison de son programme terroriste déclaré, on peut généraliser que les conspirateurs d’un changement de régime ont décidé de façon concluante que tous les groupes anti-gouvernementaux doivent avoir une sorte d’attribut de guerre non conventionnelle afin de passer immédiatement en mode de bataille type Guerre hybride sans préavis.

Ce qui rend Ginbot 7 unique, c’est qu’il n’est techniquement pas lié à une identité ethno-régionale donnée et prétend être largement inclusif de tous les membres potentiels qu’il peut cueillir du bassin éthiopien national. Cela contraste avec les organisations traditionnelles de la guerre hybride telles que le Front de libération de l’Oromo (FLO) et le Front de libération nationale d’Ogaden (FLNO) qui sont généralement liés à un groupe démographique donné, les Oromos et les Somalis respectivement. En ce qui concerne le premier groupe ethnique, les émeutes de protestations que certains de ses membres ont lancé à la fin de l’année et que l’auteur a analysé à l’époque, ont été accusées d’être liées au FLO et à l’Érythrée. Si c’est vrai, cela serait une application tactique inverse par laquelle un groupe généralement dédié à la guerre non conventionnelle s’engagerait dans des techniques de révolution de couleur et pas l’inverse, comme avec Ginbot 7.  Il est digne de mentionner à ce moment que les Oromos sont la plus grande pluralité ethno-régionale en Éthiopie et que certains de ses membres aspirent à utiliser ce fait démographique pour atteindre l’hégémonie intérieure sur le reste du pays. Les doctrines connexes du séparatisme oromo et le fédéralisme d’identité font appel à un certain segment de ce groupe pour ces mêmes raisons. Cependant, aucun groupe terroriste n’est suffisamment fort pour vaincre l’EPRDF et l’armée éthiopienne, ce qui explique pourquoi certains d’entre eux se sont unis dans un front semi-organisé, comme en mai dernier lorsque le Mouvement démocratique populaire du Tigré (TPDM), le Mouvement populaire de libération du Gambella (GPLM), le Mouvement de libération des peuples de Benishangul (BPLM), le Mouvement de la force démocratique d’Amhara (ADFM) et Ginbot 7 se sont réunis sous un parapluie sans nom.

En évaluant l’état de la stabilité stratégique de l’Éthiopie, les autorités doivent affronter de manière adéquate les groupes terroristes de la Guerre hybride qui se déguisent, devant les caméras du monde global, en civils ethno-régionaux « pro-démocratiques » et « pro-fédérationnistes » mais qui peuvent rapidement révéler leurs vraies couleurs comme des ennemis mortels de par la guerre non conventionnelle, capables d’infliger des dommages démesurés au système étatique. Bien que les États-Unis se soient distanciés publiquement l’an dernier de terroristes tels que Ginbot 7, OLF et ONLF en déclarant qu’ils n’appuyaient pas l’utilisation de la force armée (notamment par ces groupes) pour renverser les gouvernements, leurs actions hypocrites en Syrie et ailleurs prouvent que ce n’était rien d’autre qu’un gimmick de relations publiques et probablement cela laisse présager que Washington est en fait en train de coopérer activement avec ces terroristes, mais qu’il a voulu présenter un semblant de « déni plausible » afin de couvrir pro-activement ses pistes. Il est difficile de répondre à la guerre hybride menée par ces organisations, mais l’Éthiopie n’a pas d’autre choix que de relever ce défi existentiel et faire face à ce problème majeur, car il est prévu que ce danger deviendra probablement encore plus aigu dans les années à venir puisque la Chine renforce son influence One Belt One Road dans le pays, l’Éthiopie devenant naturellement reconnue comme l’un des chefs de file continental dans le futur.

Menaces non conventionnelles d’origine étrangère

L’Éthiopie est évidemment menacée par les innombrables intrigues de la part de l’Érythrée qui visent à saper son leadership, mais ayant déjà abordé la question dans la section précédente, il est nécessaire de parler davantage des autres dangers auxquels elle est confrontée. Deux autres sont assez significatifs, dont l’un a déjà été exploré de façon assez complète jusqu’à présent. Al Shabaab est évidemment une menace majeure pour la stabilité de l’Éthiopie, même si Addis-Abeba peut être satisfaite d’avoir gardé l’organisation à l’extérieur du pays et en grande partie contenue en Somalie. On peut supposer qu’il y a des cellules terroristes dormantes dans la région somalienne (anciennement appelées Ogaden) et peut-être même certaines tentatives d’attentats qui ont été déjouées à la dernière minute au cours des deux dernières années. Mais dans l’ensemble, il n’y a semble-t-il pas de présence considérable d’Al Shabaab dans le pays malgré les frontières présumées poreuses que l’Éthiopie partage avec la Somalie. L’effet Daech dans l’utilisation des médias sociaux et d’autres outils de la technologie de l’information et de la communication pour propager le message des terroristes est inefficace dans cette partie du monde parce que peu de personnes sont connectées à ces plateformes comparé au reste du monde. Cela limite le potentiel de nuisance, mais ne l’empêche bien sûr pas de devenir éventuellement une menace importante plus tard.

Il n’y a pas de « règle » disant que Al Shabaab doit se concentrer sur le recrutement de la communauté somalienne en Éthiopie ou cibler des zones dans sa région homonyme, bien que celles-ci demeureront de manière prévisible ses domaines de concentration. Cela dit, il est fort possible que les terroristes puissent planifier et finir par mener une attaque de grande envergure sur Addis-Abeba ou d’autres grandes villes du pays, et on ne peut pas exclure qu’ils pourraient faire équipe avec certains des nombreux groupes ethno-régionaux hybrides de toute l’Éthiopie pour maximiser leur potentiel de chaos collectif. En fonction de la gravité d’une éventuelle attaque d’Al Shabaab, l’Éthiopie pourrait être soumise à des pressions pour une nouvelle période d’intervention antiterroriste en Somalie, bien que cette fois-ci elle devrait être beaucoup moins grande et pour une période beaucoup plus brève que celle de 2006-2009. Il faudrait évidemment faire preuve de prudence pour ne pas se laisser prendre dans un bourbier débilitant qui pourrait déséquilibrer ses forces de sécurité contre des menaces internes pressantes, comme celles de Ginbot 7 et ses alliés terroristes. Elle ne devrait être utilisée que judicieusement et seulement dans les cas les plus extrêmes. Quoi qu’il en soit, la nature de la menace d’Al Shabaab est qu’elle est si totalement imprévisible et qu’elle a récemment donné lieu à un incident très médiatisé (par exemple le centre commercial de Westgate et les attaques du Collège Garissa au Kenya) que l’Éthiopie pourrait n’avoir d’autre choix que de lancer une sorte d’attaque symbolique en Somalie, peu importe si elle est purement superficielle et non tactiquement utile.

L’autre principale menace non conventionnelle d’origine étrangère est la possibilité de regain de violence au Sud-Soudan se déversant sur la frontière et déstabilisant la région de Gambella. L’agence des Nations Unies pour les réfugiés a indiqué que l’Éthiopie « est devenue le plus grand pays d’accueil des réfugiés d’Afrique » en août 2014, après que plus de 190 000 sud-soudanais se sont réfugiés dans le pays, dont beaucoup sont entrés par la région de Gambella. On estime que ce territoire frontalier ne compte que 300 000 personnes environ, et pourtant les Nations Unies ont compté 271 344 réfugiés sud-soudanais qui s’y trouvaient le 1er avril 2016. Il est clair que la région a été submergée par ce qui pourrait aussi être cyniquement appelé « armes de migration massive », essayant de déclencher une réaction identitaire centrifuge par le déchirement de Gambella et des régions voisines dénommées Région des nations du Sud, des nationalités et des peuples (Southern Nations, Nationalities, and Peoples’ Region – SNNPR). Le SNNPR est un patchwork tissé de diverses tribus et ethnies et reste la région de l’Éthiopie à l’identité structurellement la plus étroitement diversifiée et potentiellement conflictuelle ressemblant au Sud-Soudan. Le risque naissant est que la déstabilisation structurelle que les réfugiés pourraient infliger à Gambella peut se répandre dans le SNNPR et être exploitée par Ginbot 7, ses alliés et Al Shabaab afin de jeter l’Éthiopie dans un foyer de violence hybride à l’échelle nationale, mettant les autorités sur la défensive sur tous les fronts et conduisant inévitablement un groupe ou un autre à un changement de régime obtenant des gains relatifs immédiats sur le terrain.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

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