samedi 1 avril 2017

Pourquoi l’EROEI importe autant : le rôle de l’énergie nette dans la survie de la civilisation

Article original de Ugo Bardi, publié le 13 Mars 2017 sur le site CassandraLegacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr



L’image ci-dessus a été montrée par Charlie Hall dans une récente présentation qu’il a donnée à Princeton. Il semble logique que plus une énergie nette est disponible pour une civilisation, plus la civilisation peut faire de choses, comme construire des cathédrales, créer de l’art, explorer l’espace, et plus encore. Mais que faut-il, exactement, pour qu’une civilisation existe? Peut-être que des valeurs très élevées d’EROEI (rendement énergétique de l’énergie investie) ne sont pas nécessaires.


Un débat animé est en cours, sur ce que devrait être le rendement énergétique minimum pour une unité d’énergie investie (EROEI), afin de soutenir une civilisation. De toute évidence, on veut toujours les meilleurs rendements pour ses investissements. Et, bien sûr, investir dans quelque chose qui fournit un rendement plus petit que l’investissement est une mauvaise idée. Ainsi, une civilisation grandit et prospère sur l’énergie nette qu’elle reçoit, c’est-à-dire l’énergie produite moins l’énergie nécessaire pour soutenir la production. La question est de savoir si la transition des combustibles fossiles aux énergies renouvelables pourrait fournir suffisamment d’énergie pour maintenir la civilisation vivante dans une forme pas trop différente de l’actuelle.

Il est souvent dit que la prospérité de notre société est le résultat d’un haut niveau d’EROEI du pétrole brut, comme c’était le cas au milieu du XXe siècle. Des valeurs aussi élevées que 100 sont souvent citées, mais celles-ci sont probablement largement hors de propos. Les données rapportées dans une étude de 2014 par Dave Murphy, indiquent que l’EROEI moyen du pétrole brut dans le monde pourrait avoir été autour de 35 dans le passé, en baisse à environ 20 à l’heure actuelle. Dale et al. ont estimé (2011) que l’EROEI moyen du pétrole brut aurait pu être, au plus, autour de 45 dans les années 1960. Les données de la production américaine indiquent un EROEI autour de 20 dans les années 1950, en baisse à environ 10 aujourd’hui.

Nous voyons que l’EROEI du pétrole n’est pas facile à estimer, mais on peut dire au moins deux choses : 1) notre civilisation a été construite sur une source d’énergie avec un EROEI autour de 30-40; 2) l’EROEI du pétrole a baissé, en raison de l’épuisement des puits les plus rentables (EROEI élevé). Aujourd’hui, nous pouvons produire du pétrole brut aux EROEI entre 10 et 20, et cela continue à baisser.

Passons aux énergies renouvelables. Ici, le débat est souvent dominé par des facteurs émotionnels ou politiques, qui semblent amener les gens à essayer de dénigrer les énergies renouvelables autant que possible. Certaines évaluations évidemment fausses, par exemple, annoncent des EROEI plus petits que la réalité pour la technologie renouvelable la plus prometteuse, le photovoltaïque (PV). Dans d’autres cas, le jeu consiste à élargir les limites du calcul, en ajoutant des coûts non directement liés à l’exploitation de la ressource. C’est pourquoi nous devrions comparer ce qui est comparable; c’est-à-dire utiliser les mêmes règles pour évaluer l’EROEI des énergies fossiles et des énergies renouvelables. Si nous faisons cela, nous constatons, par exemple, que le photovoltaïque a un EROEI autour de 10. L’énergie éolienne fait mieux que cela, avec un EROEI moyen autour de 20. Pas mal, mais pas aussi grand que le pétrole brut dans le bon vieux temps.

Maintenant, pour la mère de toutes les questions : sur la base de ces données, les énergies renouvelables peuvent-elles remplacer un pétrole de plus en plus coûteux et soutenir la civilisation ? Ici, nous nous aventurons dans un domaine difficile : que voulons-nous dire exactement par « civilisation » ? Quel genre de civilisation ? Pourrait-elle construire des cathédrales ? Inclurait-elle la conduite de SUV ? Et les voyages en avion vers Hawaï ?

Ici, certaines personnes sont très pessimistes, et pas seulement sur les SUV et les voyages en avion. Sur la base du fait que l’EROEI des énergies renouvelables est plus faible que celui du pétrole brut, considérant également les coûts de l’infrastructure nécessaire pour adapter notre société au type d’énergie produite par les énergies renouvelables, ils concluent que « les énergies renouvelables ne peuvent pas soutenir une civilisation qui puisse soutenir les énergies renouvelables« . (Un peu comme la plaisanterie de Groucho Marx « Je ne voudrais pas appartenir à un club qui accepte des gens comme moi en tant que membres. »)

Peut-être, mais j’ai un avis différent. Permettez-moi de l’expliquer avec un exemple. Supposons, comme seul argument, que la source d’énergie qui alimente la société a un EROEI égal à 2. Vous penseriez que c’est une valeur abyssalement faible et qu’elle ne pourrait pas supporter autre chose qu’une société de bergers de montagne et probablement pas même cela. Mais pensez à ce qu’implique un EROEI de 2 : pour chaque infrastructure productrice d’énergie en exploitation, il doit y en avoir une seconde de la même taille, qui ne produit que l’énergie qui sera utilisée pour remplacer les deux usines, après qu’elles auront atteint leur durée de vie. Et l’énergie produite par la première usine est l’énergie nette qui va à la société pour toutes les utilisations nécessaires, y compris les cathédrales si nécessaire. Maintenant, considérez une source d’énergie qui a un EROEI infini; alors vous n’avez pas besoin de la deuxième usine ou, si vous l’avez, vous pouvez faire deux fois plus de cathédrales. Donc, la différence entre 2 et l’infini, en termes d’investissements nécessaires pour maintenir le système de production d’énergie, n’est qu’un facteur de deux.

C’est comme ça : l’EROEI est une mesure fortement non linéaire. Vous pouvez voir que dans le diagramme bien connu ci-dessous (ici dans une version simplifiée), certaines personnes tracent une ligne verticale dans le graphique indiquant  l’« EROEI minimum nécessaire pour la civilisation », ce qui est injustifié :



Vous voyez que le pétrole, le vent, le charbon et le solaire sont tous dans la même gamme. Tant que l’EROEI est supérieur à environ 5-10, le rendement énergétique est raisonnablement bon, au plus vous devez réinvestir 10 % de la production pour maintenir le système en marche. Ce n’est que lorsque l’EROEI devient plus petit que 2, que les choses deviennent compliquées. Ainsi, il ne semble pas être si difficile de soutenir une civilisation complexe avec les technologies que nous avons. Peut-être que les voyages à Hawaï et les SUV ne seraient pas inclus dans une société basée sur le photovoltaïque (notez le faible EROEI des biocarburants) mais concernant l’art, la science, les soins de santé, et ainsi de suite, quel est le problème ?

En fait, il y a un problème. Il a à voir avec la croissance. Permettez-moi de revenir à l’exemple que j’ai pris auparavant, celui d’une technologie d’énergie hypothétique, qui a un EROEI de 2. Si ce rendement énergétique est calculé sur une durée de vie de 25 ans, cela signifie que le meilleur qui peut être fait en termes de croissance, est de doubler le nombre d’usines sur 25 ans, un taux de croissance annuelle de moins de 3 %. Et cela, dans l’hypothèse où toute l’énergie produite par les usines irait pour augmenter le nombre d’usines ce qui, bien sûr, n’a aucun sens. Si l’on suppose que, par exemple, 10 % de l’énergie produite est investie dans de nouvelles usines, alors avec un EROEI de 2, la croissance ne peut être au maximum que de l’ordre de 0,3 %. Même avec un EROEI de 10, on ne peut raisonnablement pas s’attendre à ce que les énergies renouvelables poussent leur propre croissance à des taux supérieurs à 1 % -2 %. Les choses étaient différentes dans le bon vieux temps, jusqu’au début des années 1970, avec un EROEI autour de 40, la production de pétrole brut augmentait avec un taux annuel de 7 %. Cela semblait normal, à cette époque, mais c’était le résultat de conditions très spéciales.

Notre société est fixée sur la croissance et les gens semblent être incapables de concevoir que cela pourrait être autrement. Mais les énergies renouvelables, avec les valeurs actuelles d’EROEI, ne peuvent pas soutenir une société en croissance rapide. Mais, est-ce une mauvaise chose ? Je ne le dirais pas. Nous avons beaucoup grossi avec le pétrole brut, en fait, beaucoup trop. Ralentir, et même revenir un peu là dessus, ne peut qu’améliorer la situation.

Ugo Bardi

Note de l'auteur

Le problème actuel n’est pas de maintenir les taux de croissance non durables auxquels la société est habituée. C’est la façon de cultiver suffisamment d’énergie renouvelable pour remplacer les combustibles fossiles, avant que l’épuisement ou le changement climatique (ou les deux) ne nous détruisent. C’est une tâche difficile, mais pas impossible. Les fractions actuelles de l’énergie produite par le vent et le solaire combinées représentent moins de 2 % de la consommation finale (voir p28 du rapport REN21), nous avons donc besoin d’une croissance annuelle de plus de 10 % pour remplacer les énergies fossiles d’ici 2050. En ce moment, le solaire et l’éolien augmentent à un taux annuel de plus de 20 %, mais ce taux élevé est obtenu en utilisant l’énergie des combustibles fossiles. Les calculs indiquent qu’il est possible de maintenir ces taux de croissance tout en éliminant progressivement les combustibles fossiles d’ici 2050, comme décrit ici.

Note du traducteur

Excellent article d'Ugo. On peut toujours ergoter sur l'EROEI réel du PV (Photo Voltaïque) et sa dépendance au système issu de l'or noir, mais ça ne change pas le sens de son texte. Là où Ugo ne s'aventure pas, mais en a-t-il conscience, c'est que cette croissance est la condition sine qua non du maintien de la structure du pouvoir actuel. Si la croissance s'arrête, le besoin ou la possibilité matérielle de complexité croissante aussi et, avec, les acteurs de ce système. Il n'y a pas 36 solutions pour eux. Soit cette oligarchie s'évapore avec son argent, soit on revient au modèle de domination précédent, la force. Cette fausse démocratie que l'on nous vend, avec son barnum électif, sert à maintenir notre consentement à notre aliénation en échange du confort de la vie moderne, au moins en Occident. Si l'élite n'arrive plus à tenir sa part non écrite du contrat, elle va devoir disparaître ou retourner l'État contre nous en pleine lumière, avec les menus inconvénients qui vont avec. Il est donc possible que ce cycle d'élections 2016/2017 soit le dernier. L'idée d'Ugo et de ses copains serait de remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables.

Quel est l'impact sur la structure du pouvoir? Ça dépend du facteur de décentralisation de cette énergie. Si individuellement ou par quartier, on peut se passer de l’État, on peut aussi se passer de son pouvoir. Il doit donc garder le contrôle du réseau ou se le réserver, et c'est sans doute aussi l'enjeu de la transition énergétique. On comprend mieux pourquoi EDF ne jure que par la réinjection dans le réseau au lieu de promouvoir l'auto-consommation, qui pose il est vrai des problèmes bien réels. Enfin "comparer ce qui est comparable": là encore, il a raison dans l'absolu. On voit bien que sans le pipeline Keystone pour sortir le pétrole canadien de sa zone de production vers les consommateurs, la production perd de son sens. Il faut donc compter ce pipeline dans l'EROEI global de ce pétrole. On voit bien actuellement que cela pose des problèmes de rentabilité. Les énergies renouvelables posent le même problème, car il faut construire des routes spéciales pour les pylônes sur les crêtes, des nouvelles mines pour extraire les terres rares pour les panneaux photovoltaïques. Cela fait partie de l'EROEI global et il va bien falloir tout compter si on veut ne pas se tromper.

1 commentaire:

  1. La théorie synergétique de Louis Vallée n'a jamais été explorée sérieusement, et son
    promoteur largement calomnié. Il faut dire qu'elle laissait espérer une résolution définitive
    du problème énergétique à peu de frais....
    La question, comme le dit Bardi, est éminemment politique.
    (Ceci n'est pas un poisson d'avril!)

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